L'Amour Et Le Temps
compromettre sa position grandissante dans la bonne bourgeoisie, à quitter son commerce, sa chère femme, ses deux filles, toutes les joies conquises à force de travail, après tant de cruelles années. Bernard l’entendait dans les campagnes dire aux jeunes gens que la patrie avait besoin d’eux, que la liberté, l’égalité, les droits dont la Révolution les dotait, comportaient des devoirs, en retour ; que ces biens seraient perdus si on laissait les armées des tyrans entrer en France pour y rétablir l’absolutisme. C’était vrai, ce n’était pas un discours emphatique mais les paroles d’un homme dont Bernard connaissait la simplicité, l’esprit pratique, le bon sens un tantinet terre à terre. Nul ne pouvait être plus que Jourdan éloigné de la grandiloquence ou des emballements. D’ailleurs, il suffisait de lire les gazettes pour comprendre que partout, au-delà des frontières comme dans le pays même, se levaient les étendards de la tyrannie et du fanatisme. Révolutionnaires et contre-révolutionnaires se massacraient dans le Midi. En Bretagne, en Normandie, on assassinait les prêtres constitutionnels, on traquait leurs ouailles, on menaçait de mort les gens qui se marieraient devant les jureurs ou leur feraient baptiser les enfants. À Coblence, les émigrés déclaraient Louis XVI déchu, proclamaient Monsieur roi de France. Ici aussi, sans aller jusqu’aux violences passées, les aristocrates de tout poil, ranimés par les victoires feuillantines, préparaient visiblement la réaction. Naurissane, déserteur de l’Assemblée, devenu chef du parti rétrograde, menait une active campagne contre les membres démocrates du Conseil général du Département, du directoire – Dumas en particulier –, contre la municipalité, contre Nicaut qu’il espérait remplacer aux élections prochaines.
Ce qui indignait Bernard n’était point cette tentative – logique, à tout prendre, et dans laquelle le beau-frère de Claude n’employait pas de moyens illégaux – mais l’égoïsme bourgeois, l’aveuglement stupide des riches. Les plus empressés à réclamer du galon dans la garde nationale : colonel, chefs de bataillons, si jacobins qu’ils fussent, si forts, à la tribune du club, pour inviter les autres à voler aux frontières, se dispensaient parfaitement de s’engager. Quant aux ex-Amis de la Paix, qui avaient pu en quelques jours équiper toute une compagnie de matamores, avec chevaux et harnachement, ils ne trouvaient pas une livre pour donner des soldats à la patrie. Un Naurissane ou un Mailhard eût habillé cinquante volontaires sans même s’apercevoir du débours. Pas plus que les fils de famille, si belliqueux dans les rixes avec leurs compatriotes, ne songeaient à aller défendre leur pays contre l’étranger, pas plus leurs pères n’entendaient financer cette défense. Les uns comme les autres montraient bien par là que les ennemis de la nation n’étaient pas les leurs, qu’ils étaient même leurs amis, à eux, les anciens privilégiés attendant des hordes autrichiennes et prussiennes le rétablissement des privilèges. Pauvres imbéciles ! Aveugles ! Ils ne voyaient donc pas les millions d’hommes sortis de l’esclavage et résolus à n’y rentrer jamais ! Tous ceux qui avaient souffert d’une forme ou d’une autre de la tyrannie – dans leur cœur, comme lui, Bernard – dans leur esprit et leur légitime ambition, comme Claude – dans leur chair, comme Jourdan – ou dans leur âme, comme Guillaume Dulimbert – tous ceux dont le credo était à présent la noble devise des Jacobins : Vivre libre ou mourir, formaient une masse formidable. Nulle coalition ne serait assez forte pour lui remettre les chaînes. Aveugles et imprudents ! Pour des millions d’hommes prêts à donner leur vie, celle d’une poignée d’égoïstes compterait-elle beaucoup ?
Deux ans de chagrins dont il voyait la source dans le ci-devant régime avaient durci Bernard. Il n’était pas aigri, car il reconnaissait dans son existence gâchée les effets propres à ses erreurs, mais il ne lui restait d’indulgence pour personne : à chacun de subir les conséquences de ses fautes.
Cette rigueur devait aussi quelque chose à l’influence de Guillaume Dulimbert, qui avait été présenté au club, un beau soir, par Nicaut et un autre franc-maçon. Toujours aussi laid avec son énorme menton, son front en dôme, son regard insaisissable derrière les verres
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