L'Amour Et Le Temps
aussi avec le temps, ils perdaient néanmoins et nécessairement pour elle leur vertu de nouveauté. Au contraire, son amour pour Bernard – amour irréalisé, plein d’inconnu, de longs désirs, tout nourri encore d’une persistante adolescence – gardait en elle sa fraîcheur. Elle aimait profondément son mari, elle tenait à lui par toutes ses fibres, mais c’était de Bernard qu’elle restait amoureuse, avec sans doute ce qu’il peut y avoir de léger et d’irrésistible en même temps dans cette disposition. Bien difficile de n’éprouver point quelque chagrin devant une telle évidence. Il ne servirait à rien de me cacher que je suis jaloux, pensa Claude avec loyauté. Impossible de rien faire là contre. Il devait subir ses propres imperfections, mais il enfouirait cette indigne jalousie au plus secret de lui-même. Elle ne corromprait pas son cœur, quoi qu’il dût advenir. Sans plus balancer, il alla rue des Victoires, retenir deux places dans la diligence du 4.
Le soir, Lise et lui soupèrent au Palais-Royal avec Robespierre et Pétion qui s’en allaient tous deux à Arras – Pétion pour quelques jours seulement. Le lendemain, ce fut aux Danton et aux Desmoulins qu’ils firent de mélancoliques adieux. Les Roland étaient déjà partis. Les malles bouclées, emportées aux messageries avec plusieurs caisses qui suivraient par fourgon, le logement vidé de tout ce qui leur appartenait, Claude et Lise s’en furent passer la dernière relevée et la dernière nuit chez les Dubon où la bonne grosse Margot, portant leurs sacs de voyage, les accompagna, les larmes aux yeux. Elle s’était attachée à ces bons maîtres, gentils et familiers avec elle. Elle leur dit que si jamais ils revenaient, il faudrait la prévenir : elle quitterait tout pour reprendre leur service. « Ça me ferait bien plaisir. – À moi aussi, ma bonne », lui répondit Lise en l’embrassant de grand cœur.
Au moment de se coucher, Claude, entrouvant les volets intérieurs, resta un instant à contempler les lumières de Paris : mille fenêtres brillant ça et là sur les deux rives, les files de réverbères sur le Pont-Neuf, sur le Pont-Royal, sur le quai des Tuileries, avec leurs reflets qui serpentaient dans l’eau noire. « Eh bien, voilà ! » dit-il. Puis, se retournant vers sa femme, blonde et nue entre deux chemises : « Il y a deux ans et quatre mois, j’étais comme ce soir dans cette chambre. J’arrivais, plein de fièvre, impatient de régénérer l’empire, d’accomplir de grandes choses, de devenir un personnage. Je n’ai rien fait, qu’une Constitution manquée. Et je repars, n’étant rien devenu. Dans tout cela, ma seule conquête a été celle que je n’osais plus espérer.
— Mais laquelle ? demanda Lise avec une moue.
— Tu le sais bien, mon cher amour. Toi.
— Présomptueux ! » dit-elle en se pressant contre lui.
Ils partirent à l’aube, par un sinistre petit jour fouetté de crachin. Il y avait avec eux dans la voiture Legrand, l’ex-député de Châteauroux. Les deux hommes évoquèrent des souvenirs de leur arrivée en 89, de Versailles. Claude était triste.
Tandis que la diligence roulait vers Limoges, les volontaires de la Haute-Vienne se rassemblaient en ville. Depuis le 3o septembre, il en venait des districts. On les logeait dans les mauvaises casernes du pont Saint-Martial et des Petites-Maisons – d’où le Royal-Navarre, devenu le 22 e °régiment de cavalerie, était parti depuis quatre mois – en attendant que le contingent fût au complet. Du moins, au complet des inscrits, car il manquait cent vingt-trois hommes pour satisfaire au nombre fixé par la loi. Maigre tout le zèle de Jourdan, Dalesme et Longeau, pas un autre jeune ou vieux héros ne s’était déclaré. Le district du Dorat avait tenté sournoisement d’expédier comme volontaire toute la garde de Dompierre-Magnazeix, constituée le 26 juin, juste après le décret sur la conscription. Ces patriotes, résolus à défendre leur village, n’avaient aucune intention de le quitter, et n’entendaient pas se laisser faire par les malins du District. Ils protestèrent avec vigueur auprès du Département, qui respecta leur volonté. Servir la patrie était un honneur, on ne l’imposait à personne.
Puisqu’il ne restait aucun espoir de parvenir à l’effectif fixé, on commença de former les compagnies. Selon le règlement établi par le ministère, elles devaient élire
Weitere Kostenlose Bücher