L'Amour Et Le Temps
parfois d’autres rédacteurs de cette gazette, en particulier les jeunes abbés Lambertie et Audouin. Ils n’étaient point les seuls ecclésiastiques à fréquenter la petite compagnie ; on y voyait également, quand il se trouvait en ville, le curé de Compreignac : l’abbé Gay de Vernon, chanoine de la cathédrale, quelque peu apparenté aux Mounier. Ces prêtres se trouvaient très proches du tiers état dont ils sortaient. Ils en partageaient, avec la condition, les idées.
« Il est entièrement contraire à l’enseignement de Notre-Seigneur, disait le curé, qu’il y ait en ce monde des créatures privilégiées par le hasard de la naissance, et qu’elles se nourrissent de la substance des autres. Devant Dieu, tous les hommes sont semblables, ils doivent donc se traiter en frères. »
D’après l’abbé Lambertie, qui tenait en quelque sorte la plume de M gr Duplessis d’Argentré dans La Feuille hebdomadaire, tel était également en son principe l’avis de l’évêque. Prélat éclairé, il préconisait le sacrifice à l’État d’une partie des revenus du clergé.
« Parbleu ! ripostait ironiquement le curé Gay de Vernon, ce n’est pas ce qui privera Monseigneur. Il n’en mènera pas moins son train de prince tandis que nous continuerons à tramer une existence de misère avec notre portion congrue. Les dignitaires sont eux aussi des privilégiés. »
Le curé ne pardonnait pas à M gr d’Argentré le luxe du palais épiscopal, ses magnifiques jardins en terrasses dominant la Vienne. Les fonds considérables, produits par la liquidation de l’abbaye de Grandmont, qui avaient été engloutis là, lui donnaient des aigreurs. Au demeurant, tous les habitués s’accordaient à dire que non pas les revenus mais les biens même du clergé, part énorme détournée du patrimoine national, devraient revenir à l’État, à charge pour celui-ci d’entretenir les prêtres. En récupérant ces immenses ressources, on trouverait plus qu’il ne fallait pour combler le déficit creusé dans les finances par les dilapidations de la Cour, l’avidité de l’aristocratie et des dignitaires.
Les cruautés de l’hiver donnaient à ces discussions un tour nouveau. Il ne s’agissait plus de principes ni de réformes à plus ou moins longue échéance. On ne pouvait attendre la réunion des États, fixée maintenant au mois d’avril prochain, pour remédier à une situation d’où risquaient de sortir les pires désordres. De nouveau, des « queues » se formaient devant les boulangeries. Les ménagères piétinaient dans la neige sous les morsures de la bise, non point patiemment comme l’an passé, mais inquiètes, chaque jour plus turbulentes. Une fébrilité agitait le menu peuple qui devenait sourdement menaçant. Pour le tranquilliser et assurer à tous un aliment si nécessaire, Claude était d’avis que l’on taxât le pain.
« Non, répondait Pierre Dumas. La taxation aboutira simplement à ceci : les boulangers garderont leur marchandise pour les riches, capables de le payer au-dessus du prix imposé. Voilà tout. Les petites gens en manqueront d’autant plus. »
Lise, à part soi, estima Pierre Dumas très sage, selon son habitude. Comme l’avis venait de Claude, Montaudon l’exhorta incontinent à écrire sur le sujet un article pour La Feuille hebdomadaire. Jusqu’à ce moment, Claude avait paru peu enclin à se ranger parmi les rédacteurs de la gazette. Soudain, il changea d’attitude. Il écrivit l’article, en le signant Mounier-Dupré pour se distinguer clairement de son frère et de leur père.
Le jour où cet article parut, Lise avait résolu d’aller chez sa sœur. Bien emmitouflée, les mains au chaud dans son manchon, elle partit sitôt après le dîner. Une petite promenade : la place à longer, le boulevard de la Pyramide à descendre jusqu’à la hauteur de la Terrasse, en contrebas de laquelle se trouvait la Pépinière royale. L’hôtel Naurissane s’élevait en face, derrière ses grilles aux flèches dorées. Ce n’était jamais sans une sorte de gêne que Lise, conduite par le suisse sorti de sa guérite pour lui faire honneur, traversait la cour sablée, montait les degrés du vaste perron. À l’intérieur, le marbre, le fer forgé, les boiseries sculptées, les plafonds peints, les valets en livrée bleu clair à galons d’argent lui produisaient chaque fois la même impression de décor théâtral, fait pour la
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