L'Amour Et Le Temps
conditions vraiment révoltante. Lise aimait bien sa sœur et Louis, mais elle concevait mal qu’ils eussent besoin, lui surtout, d’un palais, d’un château, d’un suisse, d’une armée de domestiques, de quatre voitures, d’une dizaine de chevaux. Pour elle, le plus modeste logement, s’il lui avait été donné d’y vivre avec Bernard, aurait suffi à ses désirs. Elle soupira.
« Seulement, poursuivait Thérèse, il n’était pas question pour Claude d’attendre quelques années, ni même quelques mois. Il lui fallait prendre parti avant qu’il ne fût trop tard pour profiter des circonstances.
— Tout cela me paraît bien subtil, quand même, dit Lise. J’ai peine à croire Claude si machiavélique. Le hasard, les rencontrés, m’ont l’air de diriger sa conduite autant sinon plus qu’une intention préméditée. »
Thérèse secouait la tête avec tant de vivacité qu’un peu de poudre tombait de ses cheveux sur le fichu de mousseline jaune voilant ses épaules et sa gorge.
« Enfin, Lise, ouvre donc les yeux ! La machination n’est-elle pas claire ! Ne t’a-t-il pas épousée en sachant que tu ne l’aimais pas ? Depuis ton mariage, ne nous a-t-il pas caressés, Louis et moi, malgré mes rebuffades, jusqu’à l’échec de sa tentative d’emprunt ? N’a-t-il pas dès lors mis fin à ces relations suivies avec nous ? Avant cela, s’est-il rangé publiquement, comme il vient de le faire, parmi les réformateurs à tous crins ? Vitupérait-il les « riches égoïstes » quand il se trouvait ici au milieu de nos commensaux habituels ? Lorsqu’il conversait, dans cette pièce, avec M gr l’intendant ou M. Mailhard de Lalande, le trésorier de France, méprisait-il les gens en place ? Non, parce qu’il espérait en acquérir une, lui aussi, grâce à nous. »
Évidemment, rien de tout cela ne paraissait niable. Ainsi additionnées, ces remarques formaient un total impressionnant. Lise en subit songeusement le poids.
« Peut-être as-tu raison, après tout, reconnut-elle. Je ne suis sans doute pas très perspicace, je n’ai pas non plus ton expérience du monde. Claude me semblait sincère. »
Il ne lui importait guère qu’il le fût ou non, seulement elle avait pris l’habitude de l’estimer : sentiment qui lui facilitait la vie conjugale et ses devoirs en palliant dans une certaine mesure l’absence de l’amour. Elle ne sentait pas sans ennui cette estime commode s’évanouir. Si le mépris la remplaçait, vivre avec Claude deviendrait un enfer.
« Au fond, ma bonne, dit-elle, j’aurais autant aimé que tu gardes ces réflexions pour toi. Elles ne vont pas arranger mon existence. ?
— Sait-on ! » répondit Thérèse.
Là-dessus, Lise s’en alla. Dans un instant, les premiers visiteurs se feraient annoncer. Elle ne tenait pas à les voir.
Remontant le boulevard, elle repassait en esprit sa discussion avec sa sœur. Jusqu’à ce jour, elle ne s’était jamais demandé pourquoi Claude avait voulu se marier avec elle. Il l’avait fait, cela seul importait. Elle savait bien que ce n’était point par passion, mais sans doute poussé par un certain besoin d’elle, présumait-elle vaguement. Depuis son mariage, disposant d’une bibliothèque très fournie où nul livre ne lui était plus défendu, elle avait lu assez de romans nouveaux – en particulier Les Liaisons dangereuses, les Souffrances du jeune Werther qui lui avaient tiré bien des larmes sur elle-même, l’Histoire de miss Clarisse Harlowe – pour savoir combien l’amour comporte de nuances. Il fallait que l’une de celles-ci – de l’amitié très tendre à la chaleur des sens – ait mu Claude, car ce ne pouvait être l’appât d’une dot tout à fait modeste. Il eût trouvé sans peine beaucoup plus riche héritière. Elle éprouvait maintenant une sorte d’amertume à découvrir que nulle forme d’attirance, sentimentale ou charnelle, n’était entrée dans les mobiles de Claude. « Un moyen de parvenir, voilà donc ce que je représente à ses yeux ! Et, dans ma candeur, je lui vouais de la gratitude pour sa gentillesse ! » Lui aussi, il l’avait vilainement abusée.
Il lui parut que ce n’était pas possible. Non, Claude n’eût su dissimuler, ni mentir ainsi par toute sa personne. L’homme qui, dans les entretiens avec ses amis, livrait fougueusement sa pensée la plus profonde, ne pouvait être un hypocrite. Enfin, s’il eût été capable de la
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