L'Amour Et Le Temps
Marie-Antoinette. La route de Paris, le faubourg Montmailler, aboutissement de la route de Poitiers, débouchaient là, non loin de la Poste aux chevaux. Une cour étroite, triangulaire, précédait ce bâtiment où Bernard se rendait plusieurs fois la semaine, soit pour recevoir des marchandises, soit pour en expédier aux détaillants des bourgades. Il était fatal que, sur cette place ou bien à ses abords, il rencontrât Lise, un jour ou l’autre.
Cela se produisit peu après la mi-décembre, par une journée humide et froide. Bernard n’en avait pas moins dépouillé son habit pour le déposer sur le chargement du charreton. En veste, son tricorne reculé, il mettait toute sa force à faire franchir au véhicule les derniers pieds de l’abrupte rue des Combes, lorsqu’il vit Lise. Un manteau à rayures noires et roses, bordé de fourrure, lui pinçait la taille et s’écartait sur une jupe en satin blanc. Ses mains disparaissaient dans un grand manchon orné d’un nœud bleu comme les garnitures du chapeau. Elle coupait l’entrée de la rue, se dirigeant vers le boulevard de la Pyramide qui reliait la place Dauphine à la place Tourny. Elle allait chez sa sœur. Elle reconnut le jeune homme, tressaillit et détourna la tête.
Il s’attendait à l’apercevoir ainsi, par hasard, puisqu’elle habitait maintenant la ville. Il ne savait pas où elle logeait. De toute façon, dans une agglomération de quinze mille âmes on se croise nécessairement. Comment se comporteraient-ils alors, l’un et l’autre ? il se l’était souvent demandé, sans avoir jamais imaginé rien de pareil à la façon dont elle venait d’agir. Ce visage aussitôt détourné, ce dédain !… C’était une dame. Dans son élégante toilette, elle allait sans doute faire des visites. Il lui apparaissait, lui, en veste, en bras de chemise, poussant par les rues son charreton : vrai courtaud de boutique dans toute la vulgarité de son état. Elle devait rougir des sentiments qu’elle avait eus pour lui, et se féliciter d’avoir écouté son père.
Eh bien, parfait ainsi ! Ils ne se connaissaient plus, elle supprimait entre eux jusqu’à leurs souvenirs. Il ne se serait pas attendu à cela de sa part, certainement. Mais quoi ! cette femme, à présent hautaine comme sa sœur Thérèse, ne ressemblait en rien à la jeune fille pour laquelle il gardait encore au fond du cœur tant d’admiration, de tendresse. Celle-là, il ne la reverrait jamais plus. Bah ! ne lui avait-il pas dit adieu depuis longtemps ! Quant à M me Claude Mounier, elle le laissait parfaitement indifférent. D’un nouvel élan, il s’avança vers les Messageries, avec la hâte de retrouver ce soir Babet.
Or ce n’était point par mépris pour lui mais par honte d’elle-même, que Lise, en l’apercevant tout à coup, avait détourné la tête par un mouvement impulsif.
Elle aussi se doutait bien qu’un jour elle le reverrait. Elle craignait cette rencontre. Elle se sentait incapable d’affronter le regard de Bernard. Aurait-elle su, trois mois plus tôt, ce qu’elle avait appris depuis, rien ni personne n’aurait pu la convaincre d’en épouser un autre. Elleserait plutôt entrée au couvent comme sa seconde sœur, Marie-Élisabeth.
Sa nuit de noces avait justifié pour elle l’indignation et la colère de Bernard. Elle savait à présent ce que son corps voulait, le jour où, dans le chemin creux, Bernard l’avait retenue de choir. Ah ! quelle faute de n’avoir pas suivi l’instinct qui la poussait vers lui ! Quelle sottise de s’être soumise à la tyrannie de ses parents !
Elle les détestait. Sa mère comme son père, car celle-ci, tantôt par un ignoble chantage à la tendresse, tantôt par des appels au devoir, avait miné sa résistance. Ils lui étaient tous les deux devenus odieux. Il fallait la force de l’éducation qu’elle avait reçue chez les demoiselles de Brettes pour la contraindre à se rendre au village et pour ne point laisser éclater son ressentiment. Sa mère le sentait. Elle finit par prendre Lise à part, tandis que Claude et son beau-père discutaient des idées nouvelles, au coin du feu. Les Reilhac avaient depuis deux mois regagné la ville, les Montégut ne venaient plus. Il faisait gris, froid. Un froid déjà très vif.
« Voyons, dit M me Dupré, qu’y a-t-il ? Tu n’es pas heureuse ? »
Lise ne répondit pas d’abord. Elle considérait durement sa mère. Puis sa colère
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