L'Amour Et Le Temps
couverte d’applaudissements. Le soir même puis dans les jours qui suivirent, Claude, son beau-frère Louis, Montaudon et M. de Reilhac allèrent donc visiter successivement le comte des Cars, le vicomte de Mirabeau, M gr d’Argentré, le curé de Saint-Pierre-du-Queyroi. Le comte des Cars connaissait familièrement Louis, il estimait fort M. de Reilhac. Il se fût très volontiers joint à eux, leur dit-il, mais il ne pouvait se désolidariser de son ordre. Il promit toutefois de plaider au sein de celui-ci pour la réunion. L’abbé Guinguand, lui aussi, était favorable à la délibération en commun ; cependant, timide, il n’osait agir contre l’avis de son évêque. Celui-ci semblait avoir perdu quelque peu de son libéralisme depuis sa difficile élection. Il abonda en paroles bienveillantes sans pourtant s’engager à rien. Quant à l’énorme vicomte, monstre par la bedaine (on l’appelait Mirabeau-Tonneau) plus encore que son frère ne l’était par le visage, il se montra intraitable. Irréductible sur le principe aristocratique, il demeurait là-dessus pesant comme un muid dont il avait la forme. Il déclara courtoisement qu’il existait certes dans le tiers ordre des hommes de mérite, on ne peut plus estimables. Pour le reste, avec sa masse de boutiquiers, d’avocaillons, de culs-terreux, il valait tout juste autant qu’un pet de lapin. « Le soin du royaume, ajouta-t-il, est affaire à Sa Majesté et à l’aristocratie. Mille regrets, messieurs, je n’en démordrai pas. »
Montaudon, Claude – les avocaillons – sortirent de là outrés. Décidément, aucun des deux Mirabeau ne leur plaisait. Claude surtout éprouvait une répulsion d’instinct pour l’aîné avec sa face boursouflée, criblée, pareille à une croûte volcanique. Il se défiait en outre de ce « comte plébéien » rejeté par sa caste et dont l’orgueil cherchait trop visiblement une revanche. On le vit, dans le cours de cette semaine perdue à attendre les deux autres ordres, profiter de toute occasion pour essayer de s’imposer avec sa voix tonnante, la promptitude de ses reparties, son génie turbulent. Il avait évidemment l’ambition de se faire grand-maître des États, où sa personne puissante, presque majestueuse à force de laideur, prenait de jour en jour un relief qui n’offusquait pas Claude seul. Robespierre, lui non plus, ne l’aimait certainement pas. Barnave et les Bretons, Lanjuinais, son ami Le Chapelier, député comme lui de la sénéchaussée de Rennes, sans estimer le comte renégat – taré en outre : il vivait à Versailles dans les jupes des femmes, habitait chez l’une d’elles, joueur, livré à tous les excès – considéraient néanmoins ce Mirabeau comme une force qu’il fallait faire servir à la bonne cause. Là-dessus, arriva la députation parisienne enfin nommée. Alors d’autres figures, notamment celle du fameux Sieyès – figure de chanoine gourmand, aux yeux glacés –, dont la brochure avait valu à Claude, cet hiver, une nuit d’insomnie, vinrent disputer au comte le devant de la scène. Montaudon, M. de Reilhac, Louis – qui pestait contre le temps perdu et parlait encore de repartir pour Limoges – se contentaient sans peine de leur rôle passif, mais Claude se sentait avec chagrin repoussé dans la masse par ce qu’il nommait « la coterie des importants ». Avec ses vingt-huit ans, il était intimidé par ces hommes mûrs. Mirabeau avait quarante ans. Sieyès quarante et un. Tous, ils jouissaient de réputations déjà faites sur le théâtre parisien. Ils se connaissaient, ils se poussaient les uns les autres. Lui-même, Mounier de Grenoble, ou Robespierre, Barnave, Lanjuinais, Le Chapelier, leur ami Larevellière-Lépeaux, député angevin, se trouvaient toujours devancés par la promptitude de Mirabeau, réduits au silence par sa faconde souvent creuse mais toujours tonnante, dépassés par la pensée froidement audacieuse de Sieyès, par l’autorité du savant docteur Guillotin, ou stupéfaits par la candeur du « sage » Bailly dont la députation parisienne s’était en quelque sorte couverte en le faisant élire président. Grand honnête homme, sans aucun doute, grand astronome, peut-être, sa longue figure de mouton, sa bouche aux commissures tombantes ne révélaient assurément pas l’énergie qu’il aurait fallu pour conduire une assemblée, lui donner conscience d’elle-même, et mettre dans ses rangs chacun à sa
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