Lancelot du Lac
chevalier à ma dévotion, je dominerais le monde. » Soudainement gagnée par le désespoir, elle regarda l’anneau qu’elle portait au doigt et murmura sourdement : « Merlin ! Merlin ! Pourquoi m’abandonnes-tu ainsi ? »
Dans le champ clos, cependant, Lancelot ne tenait plus en place. Tout brûlant de montrer sa vaillance, il saisit son bouclier, fit tourner du bon côté l’encolure de son cheval et le lança entre deux rangs de combattants. Ceux-ci, qui le reconnaissaient à ses armes, et qui avaient passé une bonne partie de la nuit à se moquer de lui, s’attendaient donc à de nouvelles réjouissances. Parti le bouclier au poing, de l’autre camp, le fils du roi d’Irlande, à bride abattue, piqua des deux sur lui. Tous deux se heurtèrent si violemment que l’assaillant perdit aussitôt toute envie de jouter : sa lance venait de voler en éclats et Lancelot, lui appliquant son écu sur le bras, l’envoyait rouler à terre. En un clin d’œil, des chevaliers s’élancèrent des deux camps, donnant de l’éperon et forçant leurs montures, les uns voulant dégager les malchanceux, les autres accabler Lancelot de leurs coups. Mais Gauvain, qui était ce jour-là dans le camp de la Dame des Noës, resta en dehors de la joute tant il avait de plaisir à voir les hauts faits de ce chevalier inconnu à l’armure si modeste.
La mêlée devint inextricable, mais de cette mêlée, Lancelot sortait toujours triomphant. Il renversait d’un même coup chevaux et cavaliers, passait de l’un à l’autre comme un diable d’Enfer, tournait autour de ceux qui hésitaient et fracassait les boucliers de ceux qui s’étaient ri de lui la veille. Bref, il se montra si pugnace et valeureux qu’à la fin du tournoi, on décréta sans conteste dans les deux camps que le chevalier aux armes si modestes n’avait trouvé ce jour-là aucun rival à la hauteur de sa bravoure. Et cette vérité fut dans toutes les bouches. Alors, au plus épais de la cohue, Lancelot laissa tomber son bouclier et sa lance, puis la housse de son cheval. Et, sans accorder un regard à quiconque, il prit le large, soudainement, et disparut plus rapide que l’éclair sans que personne sût où il allait.
Pourtant nombreux étaient ceux qui le recherchaient et réclamaient le vainqueur incontesté des joutes. Tous, y compris les chevaliers qui s’étaient moqués de lui, étaient prêts à lui présenter leurs excuses et s’en trouvèrent fort contrits. Mais s’ils se désolaient de son brusque départ, les dames et les demoiselles à l’origine de ce tournoi en avaient encore plus le cœur gros. Et elles se lamentèrent, sachant bien qu’aucune d’elles ne se marierait dans l’année. La rencontre n’avait servi à rien, et il fallut rentrer chez soi avec la seule satisfaction d’avoir vu les inoubliables prouesses d’un chevalier inconnu.
Pendant ce temps-là, Lancelot, fidèle à ses engagements, avait regagné la forteresse qui lui servait de prison. Il y trouva le sénéchal qui l’attendait, redoutant qu’il ne revint jamais. En le voyant, son soulagement fut extrême, et il le félicita d’être le plus loyal chevalier du monde. Puis, sans aucunement reprocher à sa femme d’avoir commis une imprudence, il festoya avec Lancelot avant de le reconduire en prison.
Cependant, Méléagant n’avait pas été sans deviner que le héros du tournoi était Lancelot, les descriptions du chevalier inconnu concordant en tout point avec l’idée qu’il s’en faisait lui-même. Il en fut mortifié et furieux, et, sachant qu’il ne pouvait pas compter sur son sénéchal, il décida d’enfermer son ennemi dans un lieu d’où il ne sortirait pas sans en être averti. Il possédait à cet effet une tour du côté de la Marche de Galles. Cette tour se trouvait au milieu d’un marais et ne pouvait subir aucune attaque, car tout imprudent qui se risquait aux alentours était inévitablement englouti par le marais s’il ne connaissait pas les chemins secrets qui en commandaient l’accès. Le gardien de la tour était un serf de Méléagant, dévoué corps et âme à son maître. C’est donc là que Lancelot fut conduit et enfermé. De la maison du serf, un ruisseau coulait vers la tour, et on lui apportait sa nourriture dans une petite barque qui était tirée d’en haut par une corde. La tour n’avait pas de porte, mais une seule petite ouverture (48) par où il recevait le pain et l’eau, mais en quantité
Weitere Kostenlose Bücher