Lancelot du Lac
dramatique spectacle. – Je suis un chevalier blessé, qui souffre et se tourmente », répondit la voix. Et Lancelot de poursuivre calmement : « Puis-je faire quelque chose pour toi ? – Rien d’autre que des souhaits. S’ils se réalisaient, crois bien que tu pourrais alors rapidement me soulager. – Par ma foi ! s’écria Lancelot, tu ne repartiras pas sans m’avoir dit qui t’a blessé ainsi ! – Celui qui jamais n’aura de joie, seigneur, voilà celui qui m’a infligé blessure et tourment. Mais, moi, je l’ai si maltraité qu’il va mourir, je crois. Sa blessure n’a pas besoin de baume (51) . » Lancelot reprit avec la même assurance : « Où cela s’est-il donc passé ? – À Rigomer ! fut la réponse. – Tu étais à Rigomer ! s’exclama Lancelot. – Oui, par Dieu, notre créateur. – Alors, parle-moi des merveilles qu’on raconte au sujet de Rigomer.
— Être vaincu et tué, blessé pour le moins et prisonnier, voilà les merveilles de Rigomer, réussit à dire péniblement le blessé. – Mais qui est l’auteur de ces abus ? – Je ne peux pas le dire, car je n’ai moi-même jamais passé le pont derrière lequel se trouvent les grandes merveilles. Mais sache qu’avant le pont s’étend une grande lande où la joute est permanente : qui veut combattre trouve vite qui abattre ou par qui se faire abattre. Nombre de vaillants chevaliers se sont affrontés là, mais tous ceux qui restent de ce côté du pont ne savent pas ce qui se passe au-delà. Or, sur ce pont, pas deux sur mille, parmi les plus valeureux, passeront. Un dragon, en effet, monte la garde, si monstrueux et féroce qu’il est impossible de le vaincre. Le dragon a beau être enchaîné, il a précipité dans l’abîme nombre de braves qu’on n’a jamais revus. Voilà ce que je sais. Laisse-moi maintenant repartir, je t’en prie. – Dis-moi encore quelle est cette promesse qui te tourmente. – Seigneur, pourquoi t’obstines-tu à tout savoir ? Les deux jeunes filles qui m’ont déposé sur cette civière m’ont fait la promesse d’un triste destin : la blessure qui m’épuise ne guérira jamais jusqu’à ce que vienne celui que ses exploits rendront célèbre parmi tous. Il sera le plus courtois, aimera mieux que quiconque les dames, donnera avec la plus grande largesse, sera aussi plein de sagesse et de mesure, sans aucune défaillance. Il sera aimable, expert en toutes choses et de naissance royale. Aucune vilenie, enfin, ne pourra lui être reprochée. Seul, un tel chevalier pourra conjurer les merveilles de Rigomer. Mais si loin qu’on puisse aller par mer, sur terre ou dans les forêts, comment croire qu’un seul être au monde puisse être si hardi, si brave, si ardent, si parfait ? Non, sur la terre entière, dans aucun royaume, on ne pourrait trouver un homme de si haute perfection. Et s’il est vrai qu’il doit venir de mon vivant, il ne saurait être déjà né. Ah, j’aimerais mieux la mort que d’endurer ainsi cette douleur, car jamais ma langueur ne me quittera. Voilà, je t’ai tout dit, étranger. Maintenant, je t’en supplie, laisse-moi partir. » Lancelot garda le silence. Il lâcha la bride des chevaux, et ceux-ci, qui piaffaient d’impatience, bondirent aussitôt et entraînèrent leur étrange fardeau dans les profondeurs de la nuit.
Le blessé et ses plaintes n’étant plus audibles, Lancelot entreprit d’éteindre son feu. Cors, cris, chiens et chasseurs avaient également disparu. Il repartit donc lui-même aux premières lueurs de l’aube et chevaucha jusqu’au milieu du jour. Il rencontra alors une dame et un chevalier qui venaient de quitter leur manoir. Quand l’homme vit que Lancelot portait les armes d’un chevalier, il l’invita à passer la nuit prochaine dans sa demeure. Lancelot, qui était épuisé, accepta volontiers, et l’homme se proposa de faire demi-tour pour l’accompagner. Ainsi apparut bientôt un puissant donjon qui dominait une belle forteresse ceinte de hautes murailles. Le repas fut préparé, avec l’abondance qui convenait, et la table dressée dans la grande salle. On but et on mangea à satiété. À la fin du repas, l’hôte demanda à Lancelot son nom. « Je m’appelle Lancelot du Lac, et je suis du royaume de Bretagne, répondit Lancelot. – Mais qu’es-tu venu faire en cette terre sauvage recouverte de forêts et de landes ? – Je me dirige vers Rigomer et je te prie de me dire dans quelle direction se
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