Lancelot du Lac
sache que ce royaume est celui de Rigomer. Mais tu trouveras le lieu amer et les aventures accablantes. Jamais un chevalier, si vaillant fût-il, n’en est revenu indemne. Maudits soient les chemins qui mènent à ce port où tant de preux chevaliers se sont embarqués pour ne plus revenir ! Maudit soit le royaume de Rigomer ! Ah ! Rigomer, que le feu d’enfer te brûle ! Tu as fait commettre tant de crimes et tu as fait disparaître tant de vaillants et preux chevaliers ! Là-bas, il n’existe pas de sauf-conduit. Maudit soit ton pouvoir maléfique ! Jamais ton pouvoir ne prendra fin, et la jeune fille ne sera pas mariée – celle qui a causé notre malheur – avant que vienne celui qui sera beau et sage, dont les prouesses surpassent celles de tous les chevaliers du monde, dans le passé et le présent. Alors, en vérité, ma parole s’accomplira : les malades seront guéris, les prisonniers libérés, et se mariera la jeune fille qui naquit à une heure maudite. Alors la douleur prendra fin et la joie régnera à nouveau dans le pays où tant de gens s’égarent pour ne pas revenir. Hélas, les sortilèges de Rigomer sont si horribles qu’on ne verra jamais un tel héros… »
Manifestement, il disait tout cela pour dissuader Lancelot de continuer sa route, mais plus il parlait, plus l’intérêt de Lancelot s’éveillait et plus sa décision de poursuivre l’entreprise devenait irrévocable. Il répondit donc à son hôte qu’il le remerciait vivement de ses conseils, mais qu’il ne voyait pas ce qui l’empêcherait d’aller à Rigomer, le Royaume sans Nom pour lequel il avait quitté la cour d’Arthur et surtout la reine Guenièvre. Aussi, le matin suivant, après une légère collation, il prit congé du vicomte et de sa fille. Ils n’avaient pas oublié de lui donner des armes et un cheval, mais ils étaient bien accablés de le voir partir, sûrs qu’ils étaient qu’il ne reviendrait jamais du Royaume sans Nom.
Lancelot, le cœur léger, reprit sa chevauchée à travers la forêt, tout le jour, jusqu’à la tombée de la nuit où l’obscurité l’obligea à mettre pied à terre, sous un arbre. Rassemblant branches et menu bois, il y mit le feu en frottant sa pierre et s’assit sur une souche. Tout était silencieux dans la forêt et l’on n’entendait même pas le cri d’une chouette. Fatigué et engourdi, il ne tarda pas à s’endormir d’un sommeil réparateur et quand il se réveilla, il avait retrouvé toute sa vigueur. Il entendit alors du bruit et, sans bouger, il tendit l’oreille pour savoir d’où il venait, discernant peu à peu un grand vacarme de cors, de chiens et de chasseurs, chose étonnante, car on était encore en pleine nuit. Le bruit allant croissant, il crut que la chasse allait déboucher près de lui, mais, à sa grande surprise, les sons décrurent peu à peu et disparurent complètement (50) .
Sur le point de se rendormir, Lancelot entendit de nouveau la chasse. Réellement intrigué, il se leva dans l’intention d’aller cette fois voir ce qu’il en était exactement. Le vacarme, en effet, ne faisait qu’augmenter, les cors sonnaient sans relâche, les gens criaient, les chiens aboyaient, les chevaux hennissaient. Tout résonnait et vibrait si fort autour de lui qu’il s’attendait à tout moment à voir même les arbres se courber et s’abattre, déracinés par cette diabolique tourmente. Soudain, une bête surgit d’un fourré et se précipita vers le feu. Lancelot tira son épée et d’un coup lui trancha la tête. Espérant ainsi pouvoir la rôtir sur la braise, il déchanta vite, car un prodige effrayant se produisit sous ses yeux. Il aperçut une chandelle qui brillait, éclairant une civière portée par deux chevaux qui l’emmenaient à vive allure dans les bruyères. Un chevalier gisait entre les brancards, le corps transpercé d’une lance dont on n’apercevait plus que le tronçon. Sans perdre un seul instant, Lancelot se mit à courir pour le rattraper et, saisissant les chevaux par la bride, les stoppa dans leur course folle. Il entendit alors des plaintes s’élever et comprit que l’homme n’était pas mort : il se lamentait en effet à grands cris des souffrances qu’il endurait, évoquant la promesse qu’on lui avait faite en le mettant sur la civière, promesse qui le tourmentait encore plus que sa blessure ou la mort. « Qui es-tu ? s’enquit Lancelot, ne voulant se laisser impressionner par un si
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