Lancelot du Lac
manifester son affection pour la Dame du Lac. Celle-ci, d’ailleurs, lui témoignait les plus grands égards, davantage même qu’aux fils du roi Bohort. Elle n’aurait jamais consenti à dîner et à souper si « Beau Trouvé » n’avait tranché le premier plat et versé à boire. Après quoi, elle lui permettait de s’asseoir. Il entrait toujours dans la salle, coiffé d’une couronne de roses vermeilles, sans jamais apercevoir qui lui apportait les fleurs, bien qu’il eût fait souvent le guet. Toujours est-il qu’été comme hiver, il trouvait chaque matin sur son lit un gros bouquet de fleurs que lui-même ordonnait et tressait. Et chacune des femmes qui vivaient au palais merveilleux admirait la prestance de ce garçon dont on ignorait le nom et qui était pourtant digne d’être un « Fils de Roi ».
Cependant, il grandissait et de jour en jour devenait de plus en plus beau, de plus en plus musclé, maniait le javelot et l’arc avec une plus grande habileté encore que les fils du roi Bohort. Pourtant, une grande tristesse apparaissait souvent sur son visage, une tristesse qu’il s’efforçait de masquer par son sourire et des propos joyeux qu’il échangeait avec les garçons et les filles qui entouraient la Dame. D’où venait donc cette mélancolie ? On sentait que son cœur bouillonnait, qu’il était prêt à conquérir le monde, mais quelque chose le retenait, quelque chose qui pesait sur son âme et l’empêchait d’être totalement lui-même. Élevé au milieu des femmes les plus belles du monde, choyé par elles au-delà de toute mesure, le jeune homme cachait en lui un secret qu’il ne semblait vouloir partager avec personne (15) .
La Dame du Lac s’inquiétait grandement de cette humeur taciturne qui semblait s’accentuer au fil des jours. Or, « Beau Trouvé » allait maintenant sur ses seize ans et, bientôt, il lui faudrait le laisser partir pour accomplir son destin. Mais, comme elle aimait tendrement celui qu’elle avait élevé et éduqué comme un fils, elle voulait savoir la cause de son tourment. Un soir donc, après le souper, elle le prit à part. « Beau fils, lui dit-elle, te voici à un âge où tu peux parler comme un homme. Dis-moi donc, je t’en prie, les raisons de ta tristesse. N’as-tu pas confiance en moi ? » Alors, le jeune homme se jeta aux genoux de la Dame, lui prit les mains et les couvrit de baisers. « Dame, dit-il, en qui aurais-je confiance, sinon en toi, ma tendre mère ? Que pourrais-je te cacher d’ailleurs, toi qui vois en moi comme Dieu voit en chacun de nous ? – Pourquoi alors es-tu si triste et solitaire ? N’es-tu pas heureux ? Quelqu’un t’a-t-il fait du tort ? – Ma mère, je vais te le dire. Depuis que Lionel et Bohort sont ici, je les aime comme des frères, mais je ne peux m’empêcher de penser qu’ils sont les fils du roi Bohort de Gaunes : ils connaissent leur nom et leur origine, mais moi, je ne sais pas le nom de celui qui m’a engendré et j’ignore de quelle famille je suis le descendant. »
La Dame du Lac soupira longuement, et des larmes coulèrent sur ses joues. « Relève-toi, mon enfant, dit-elle, et écoute-moi bien, car il faut que je te révèle quelque chose. Contrairement à ce que tu crois, tu n’es pas mon fils, mais Dieu m’est témoin que je t’ai aimé encore plus que si je t’avais porté dans mon ventre. Tu es vraiment le « Beau Trouvé », même si tu as le cœur d’un fils de roi. Et c’est pour cela que je t’appelle parfois ainsi, mon enfant. » Le jeune homme, qui s’était relevé, se jeta de nouveau aux pieds de la Dame. « Sois bénie, qui que tu sois, car pour moi, tu seras toujours ma mère, sois-en persuadée. Mais ne sais-tu donc pas qui je suis ? » La Dame hésita un instant. « Je le sais, dit-elle, mais il m’est impossible de te le révéler, du moins pour le moment. – Qui t’empêche de me le dire ? – Tu ne pourrais pas le comprendre, tu es encore trop jeune. » Ils en restèrent là ce soir-là, et chacun s’en alla dormir.
Mais, le lendemain, quand « Beau Trouvé » revint de la chasse, il demanda à parler à la Dame. « Ma mère, dit-il, je sais ce que je vais faire. Puisque je n’ai pas de nom, je désire en gagner un par mes actions. Je te demande donc de me laisser partir. J’irai par le vaste monde et j’accomplirai alors ce qui est nécessaire pour qu’on me reconnaisse et qu’on me donne un nom que j’aurai
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