Lancelot du Lac
rester sans la revoir, ne serait-ce que de loin.
Son hôtesse lui apprit que le roi et la reine, après leur départ de la Douloureuse Garde, étaient allés dans une maison forte, située au bord d’une rivière, à quelque distance de là. Lancelot prit donc congé de la dame veuve qui l’avait si bien accueilli, et, remontant sur son cheval, il s’éloigna dans la direction indiquée.
Aussi arriva-t-il peu après en vue d’un noble bâtiment de pierre grise cerné d’eau. À l’une des fenêtres, il aperçut une femme en chemise et surcot qui prenait le frais en compagnie d’une jeune fille. Celle-ci avait des tresses blondes sur les épaules ; mais la femme portait un voile qui cachait sa tête et son visage. Pourtant, elle paraissait contempler les prés et les bois qui s’étendaient aux alentours. Lancelot se prit à la considérer avec tant d’attention qu’il n’entendit pas approcher un chevalier aux armes rouges. Ce dernier l’apostropha en lui demandant ce qu’il regardait ainsi avec tant d’attention. « Je regarde ce qui me plaît ! répliqua Lancelot cinglant. De quoi te mêles-tu en venant troubler ainsi le cours de mes pensées ? » Le chevalier éclata d’un rire méchant. « Ce sont les diables d’Enfer qui te font ainsi contempler les dames ! s’écria-t-il. En vérité, tu sembles plus hardi à cette contemplation qu’à la recherche de prouesses ! Suis-moi, si tu n’es pas un lâche ! »
Lancelot voulut piquer des deux derrière le Chevalier Rouge, décidé à lui faire payer cher son impudence, mais au même moment, à la fenêtre, la femme rejeta son voile et il reconnut la reine Guenièvre. Alors, ne pouvant croire qu’il avait devant lui celle qui hantait ses rêves, il tomba en extase, tant et si bien qu’il ne s’aperçut pas que son destrier, qui était fatigué et qui avait soif, s’était approché de l’eau pour s’abreuver. La berge était assez haute et le cheval dut tendre le cou pour pouvoir atteindre l’eau. Mais, alors, l’un de ses pieds glissa et il tomba dans la rivière qui était très profonde à cet endroit. Hypnotisé, Lancelot demeurait, lui, les yeux fixés sur la reine, ne sentant pas que son cheval, perdant ses forces, s’enfonçait toujours davantage. L’eau en était déjà aux épaules de Lancelot, mais celui-ci ne se rendait toujours compte de rien. Alarmées, la reine et sa suivante s’écrièrent ensemble : « Chevalier, que t’arrive-t-il ? Tu veux donc te noyer ? » Mais Lancelot, prisonnier de sa fascination, n’entendait rien. C’est alors qu’Yvain, le fils du roi Uryen, qui revenait de la chasse, entendit les cris des femmes et accourut au galop. Comprenant que le chevalier était perdu s’il n’intervenait pas, il se précipita à son secours, tira le destrier par la bride et le ramena sur la rive. « Beau seigneur, dit-il, comment es-tu tombé dans la rivière ? – Je l’ignore, répondit l’autre. J’abreuvais mon cheval. – Eh bien, reprit Yvain en riant, tu t’y prends curieusement, en vérité ! Un peu plus, et tu te noyais bel et bien ! Mais où vas-tu donc maintenant ? – Seigneur, je poursuis un chevalier qui m’a gravement offensé. »
Comme Yvain se demandait quel pouvait bien être cet inconnu, il remarqua le vieux bouclier décoloré que portait celui qu’il venait de sauver, et pensa que c’était un pauvre vavasseur. Il se contenta donc de lui montrer où se trouvait le gué pour franchir la rivière et le laissa partir sans s’en préoccuper davantage. Et Lancelot s’en alla où son destrier le menait, toujours perdu dans sa rêverie, ne sachant même plus qui il était. Seule la radieuse image de Guenièvre illuminait sa route, éliminant tout ce qui pouvait exister d’autre autour de lui.
C’est alors que Dagonet le Fol le croisa. Dagonet était un chevalier de la plus niaise et de la plus couarde espèce qui se pût rencontrer. Tout le monde le prenait pour ce qu’il était, c’est-à-dire un lâche qui se vantait toujours de ses mérites. On se moquait de lui abondamment, surtout quand il racontait à qui voulait l’entendre qu’il avait connu maintes aventures et tué de redoutables adversaires. Quand il aperçut Lancelot, Dagonet lui demanda : « Où vas-tu ainsi, camarade ? » Mais Lancelot ne répondit pas. À dire vrai, il n’avait même pas entendu la question. Alors Dagonet saisit par le frein le destrier de Lancelot, toujours indifférent à
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