Lancelot du Lac
dormit jusqu’aux premières lueurs du jour.
Le lendemain, Lancelot avait déjà sellé son cheval et se préparait à partir, quand la jeune fille lui dit : « Seigneur, j’ai une faveur à te demander : je voudrais voyager avec toi pendant un certain temps, pourvu que tu observes les coutumes qui ont été établies bien avant nous dans le royaume de Bretagne. » Les coutumes, en ce temps-là, comportaient en effet des obligations pour tout chevalier qui voyageait avec une femme seule : il devait la respecter, ne jamais lui faire violence et la protéger contre tous ceux qui auraient voulu lui faire du mal. « C’est bien, dit Lancelot, viens avec moi. Je te promets que nul ne te causera d’infortune avant de m’en causer à moi. »
Ils partirent. En suivant routes et sentiers, sans dévier du plus court chemin, ils approchèrent d’une source, au milieu d’une prairie. Tout à côté, sur un perron, une inconnue avait oublié un peigne en ivoire doré. Celle qui s’en était servie avait laissé aux dents de ce peigne au moins une demi-poignée de cheveux blonds. En le voyant, le chevalier dit : « Vraiment, je n’ai jamais vu un peigne aussi beau ! – Fais-m’en cadeau », demanda la jeune fille. Il se pencha et prit le peigne. La jeune fille se mit à rire. « Pourquoi ris-tu ? demanda Lancelot. – Je ne te le dirai pas, répondit-elle, du moins pas maintenant ! – Au nom de celui que tu aimes, si toutefois tu aimes, je te prie de me dire pourquoi tu as ri. – C’est bien pour te faire plaisir, chevalier. Si je suis bien renseignée, ce peigne ne peut appartenir qu’à la reine. Il n’y a guère que la reine qui puisse avoir des cheveux aussi blonds et aussi fins. – De quelle reine parles-tu ? – De l’épouse du roi Arthur, c’est évident. »
À ces mots, le chevalier se sentit défaillir. Il fléchit en avant et dut s’appuyer sur le pommeau de sa selle. En le voyant ainsi, la jeune fille eut peur qu’il ne tombât. Elle sauta à bas de son palefroi. Mais comme Lancelot s’était repris, elle n’eut pas à le retenir. Elle se pencha et prit le peigne qu’elle tendit ensuite au chevalier. Il se mit en devoir d’en retirer les cheveux avec tant de soin qu’il n’en rompit aucun. Ayant donné le peigne à la jeune fille, il porta les cheveux à ses yeux, à sa bouche, à son front et à tout son visage ; puis il les enferma sur sa poitrine, près du cœur, entre sa chemise et sa peau. La jeune fille, tout étonnée de le voir agir ainsi, ne lui posa cependant pas de questions. Elle remonta sur son cheval et tous deux reprirent leur route (39) .
À la fin de l’après-midi, ils s’engagèrent dans un sentier si étroit qu’un cheval aurait eu du mal à y faire demi-tour. Il allait entre deux parois profondes, surmontées d’arbres drus. Peu après, ils aperçurent un chevalier armé de pied en cap. La jeune fille, qui allait devant, se retourna et dit à Lancelot : « Seigneur, voici un chevalier que je connais et qui me poursuit de ses assiduités. Je veux savoir comment tu vas m’en protéger. – Va toujours, et sois sans crainte », répondit Lancelot. Elle se tut et continua d’avancer. Quand il la reconnut, le nouvel arrivant s’approcha et saisit le cheval de la jeune fille par le frein. « Par Dieu tout-puissant ! s’écria-t-il, j’ai enfin trouvé celle que je cherchais. Et bien que tu sois sous la protection d’un chevalier, je t’emmènerai quand même avec moi ! – Tu n’en feras rien ! dit Lancelot. Cette jeune fille ne veut pas aller avec toi. Si tu insistes, tu devras me combattre. Nous ne pouvons le faire ici, car l’endroit est trop étroit, mais reviens sur tes pas jusqu’à une place libre, de ton choix. Ainsi, tu auras le temps de réfléchir. – Je le veux bien », dit l’autre.
Une fois sortis du ravin, ils se retrouvèrent dans une vaste prairie remplie de dames, de jeunes filles, de chevaliers et de valets qui se divertissaient. Les uns chantaient, les autres jouaient aux échecs et au trictrac. Dès que le chevalier amoureux de la jeune fille fut dans la prairie, il piqua des deux en s’écriant : « Arrêtez vos jeux et venez tous ! Voici le lâche qui est monté sur la charrette ! » Aussitôt les jeux cessèrent, et tous se mirent à huer Lancelot. Le chevalier amoureux prit alors le cheval de celle qu’il convoitait par le frein et voulut l’emmener. Mais Lancelot s’interposa encore une fois, et
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