L'ange de la mort
début de la cérémonie ?
Corbett écarquilla les yeux :
— Je l’ignorais !
— Il y a beaucoup de choses que vous ignorez ! rétorqua avec agacement le chanoine, levant sa main chargée de bagues et faisant claquer ses doigts.
Un serviteur, avec un bandeau noir sur un oeil, s’avança en traînant les pieds. Corbett observa ses traits émaciés, ses longs cheveux raides et ternes, son surcot graisseux et son tablier de toile attaché autour de la taille.
— Voici mon serviteur, Simon, dit Plumpton d’une voix posée. Il a quelque chose à vous montrer.
Il chuchota quelques mots à son oreille ; l’homme opina et s’éloigna de sa démarche fatiguée.
Corbett reporta son attention sur la table où le flot des conversations n’avait pas cessé. Les convives ne lui prêtaient aucune attention, occupés à se remplir la panse et à emmagasiner assez de chaleur pour lutter contre le froid terrible qui sévissait à l’extérieur. Le vin circulait librement et déjà certains chanoines, les yeux larmoyants et la bouche molle, n’avaient plus l’air du tout vaillants. Corbett savait que le roi allait rester ici la plus grande partie de la journée, bien décidé à prouver qu’il n’avait rien à cacher ni à craindre, et qu’il n’était que trop heureux de se détendre et de festoyer aux frais de l’Église. Corbett aurait bien voulu partir, mais il attendit le retour du serviteur. Celui-ci revint, portant un gobelet et une gourde de cuir. Corbett examina le gobelet vide : de l’étain de bonne qualité, sans décorations. La gourde était en cuir à bordure dorée ; le bouchon en cuir bouilli et poli s’ajustait parfaitement au goulot. Corbett en avait vu des quantités au palais royal. Il renifla le bord du gobelet et repéra une odeur faible, mais bizarre. Il déboucha la gourde et eut un haut-le-coeur : il s’en échappait une forte odeur douce-amère. Plumpton le guettait, amusé.
— Ils sont à vous, Messire. C’est la même odeur que dans la sacristie, ce matin, affirma-t-il. Je suis sûr que si vous en buviez une gorgée, poursuivit-il d’une voix mielleuse, vous ne ressortiriez pas vivant d’ici. Mais gardez ces objets, je vous en fais cadeau, car s’ils tombaient en de mauvaises mains, ils pourraient servir d’armes contre le roi.
Corbett le remercia d’un signe de tête.
— Je ne l’oublierai pas.
Il referma la gourde méticuleusement, s’assurant qu’elle était hermétiquement close, puis se leva et sans un mot à Plumpton ou à son discret serviteur, il quitta la salle, le gobelet et la gourde dissimulés sous ses habits.
CHAPITRE V
Il quitta la chaleur du chapitre pour affronter le froid terrible du cloître. Il gelait à pierre fendre : le soleil s’était couché et le crépuscule noyait tout dans sa grisaille. La neige tombant en rafales formait une nouvelle couche. Le monde autour de Corbett semblait s’être étrangement figé dans l’enceinte de la cathédrale, comme si la neige l’avait enfoui sous un manteau de paix. Pourtant, la réalité était bien différente, songeait Corbett. À peine deux ans auparavant, le roi avait ordonné la construction d’un haut mur d’enceinte, renforcé par des portes barricadées la nuit que l’on n’ouvrait qu’au moment de prime. C’est là que se réfugiaient ceux qui avaient fui la justice, la lie de la capitale, les individus aux abois, déclarés utlegatum – hors-la-loi. Là, ils n’avaient rien à craindre des officiers royaux ou municipaux. Par-delà les tombes et les monticules enneigés, et malgré les flocons, Corbett discernait le grand mur et les abris de fortune y attenant. D’indistinctes silhouettes d’hommes, de femmes et d’enfants, enveloppés dans des haillons et des peaux de bête, se hâtaient furtivement comme les créatures qui peuplent les cauchemars. Corbett aperçut la pâle lueur de feux de camp et entendit le geignement d’un bébé, protestant douloureusement contre la nuit glaciale qui s’annonçait. Aucun espoir. L’enceinte de St Paul était habitée par les morts et utilisée par des morts-vivants.
Cet endroit immonde, songea Corbett, faisait resurgir les vieux démons de son âme. Il se rappela un ami, un médecin arabe dont il avait fait la connaissance des années auparavant à Londres et qui lui avait parlé d’une maladie de l’âme nourrissant les viles humeurs du corps : l’esprit s’embrumait et cela finissait en suicide. Corbett avait
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