L'ange de la mort
l’impression que ce cauchemar le guettait, qu’un jour il sombrerait dans un état de noire mélancolie et que, incapable de continuer à vivre, il se coucherait et se laisserait simplement mourir. D’autres démons naissaient du cimetière et de l’enceinte de la cathédrale : là, dans la demeure du Christ, là où il vivait, perpétuellement crucifié, de gras chanoines, trop bien soignés et chaudement vêtus, se goinfraient comme des porcs tandis que les pauvres, à l’instar du chat qu’il avait vu plus tôt, se terraient où ils pouvaient et mangeaient les rebuts qu’ils avaient dénichés.
Corbett frôla un groupe de chevaux entravés qui attendaient que leurs maîtres eussent fini de festoyer et dont les palefreniers s’étaient esquivés depuis longtemps. Il tourna le coin et pénétra dans la cathédrale par le portail sud. L’entrée était plongée dans l’obscurité. De chaque côté, les petites portes de bois menant à la tour avaient été fermées avec des barres de fer. Corbett s’assura qu’elles étaient solidement barricadées ; il ne savait pas pourquoi, mais il ne voulait pas passer devant une porte susceptible de s’ouvrir tout à trac : il ne pouvait se défaire de la sensation que le mal était présent et la haine prête à se déchaîner. Il remonta la nef. Les transepts étaient noyés dans la pénombre, les colonnes trapues, telle une rangée de gardes silencieux, élevaient comme par magie la masse de pierre vers le ciel. La cathédrale était vide. Le jour, elle était aussi animée qu’une place de marché londonien, encombrée d’écrivains publics, de juristes, de vendeurs de parchemins et de serviteurs proposant leurs services. Les hommes venaient y discuter procès et prix des récoltes, les commères échanger des potins – même pendant la messe, elles ne se taisaient parfois qu’à l’élévation. St Paul était bien utile pour les rendez-vous : des adversaires pouvaient s’y affronter en terrain neutre, des juristes arbitrer une question de bornage et un jeune homme en quête d’épouse y rencontrer une éventuelle fiancée et sa famille.
Corbett sursauta lorsque le bourdon de St Paul se mit à tonner : c’était le couvre-feu. On allait fermer les portes et les barrer par des chaînes pour interdire l’accès aux bandes de vauriens braillards qui terrorisaient la cité, la nuit. Il faisait froid, un froid mortel. Corbett passa devant les petites chapelles, noyées dans l’ombre, où les chanoines célébraient des messes à l’intention de ceux qui avaient payé afin d’échapper au jugement divin qui punirait leurs péchés sur terre. Il gravit les marches du sanctuaire ; les monstres sculptés des stalles vides le fixaient, frappés d’effroi immobile. Des flambeaux, au mur, crépitaient encore faiblement, dessinant des ombres démesurées et animant la dentelle de pierre d’une vie bien à elle. Corbett pénétra dans le choeur silencieux. Là également les torches fixées à leurs attaches de fer fournissaient un semblant de lumière. Il contempla le maître-autel que l’on avait nettoyé. Les objets du culte étaient à présent recouverts d’un épais tissu sombre, mais les vapeurs d’encens flottaient encore dans l’air comme des âmes refusant de monter au ciel.
Le maître-autel à la belle frise était enveloppé d’un linceul de ténèbres, à peine brisé par la lueur rouge et tremblotante de la veilleuse qui brillait dans l’obscurité comme un fanal dans la tempête. Corbett se rappela les mots gravés dans le bois de la clôture qu’il venait de franchir : « Hic locus terribilis. Dominus Dei et porta coeli »
— Voici l’endroit redoutable, la Maison de Dieu et la Porte des Cieux. Corbett frissonna. C’était peut-être aussi la Porte de l’Enfer. Le Christ reposait ici sous le double aspect du pain et du vin, entouré d’une cohorte d’anges en adoration et de la toute-puissance des armées célestes. Mais était-ce vrai ? Corbett avait peine à le croire. Ce que disaient les prêtres correspondait-il à la réalité ? À la vérité ? Certains philosophes affirmaient que l’homme vivait dans un monde d’apparences ; avaient-ils raison ? Corbett demeurait-il constamment parmi les ombres sans discerner la réalité qui se cachait derrière ? Ou, comme l’avait écrit saint Augustin, l’homme était-il un petit enfant jouant dans les mares des rochers sans voir l’immense océan qui murmurait
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