L'année du volcan
ajoutez à leurs tourments et abusez leur esprit comme ces temps mauvais fatiguent leur physique.
— Je vois bien, déplora en grimaçant le prêtre, que j’ai affaire à plus forte partie, celle de l’ autre ,menée par l’orgueil de tout expliquer. Ô homme ! Vraiment qui es-tu pour disputer avec Dieu !
Il les salua et se retira.
— Au fait, dit le maître de poste hochant la tête, ce n’est point un mauvais prêtre, il vit comme un pauvre et fait preuve de la plus grande charité. Malgré cela, ses qualités sont marquées par une intolérance et le rejet du siècle qui ne sont pas sans inconvénient tant est forte son influence sur ses ouailles.
Nicolas prit pension pour la nuit, soupa d’une volaille rôtie dans la grande cheminée de l’auberge, s’abreuva du poiré local et dormit, éreinté, dans la même chambre que neuf ans auparavant. Il se réveilla, les yeux lui piquant et la gorge sèche. Il se lava à la pompe, demanda de l’eau chaude pour se raser, choisit ses chevaux et son cocher et repartit sur la route de Boulogne où il arriva à la nuit tombée.
Mercredi 23 juillet 1783
Nicolas, qui devait attendre la marée pour embarquer sur le paquebot qui le mènerait à Douvres, se mit en quête de la sépulture de son compatriote Lesage, écrivain pour lequel son admiration ne s’était jamais démentie. Au cimetière où reposait l’auteur du Gil Blas , il rêva un long moment. Il se mit à réfléchir à la conversation de la veille à Ailly ; l’attitude du prêtre l’avait frappé.
Il ne pouvait admettre que des hommes à la foi et à la charité indubitables puissent en arriver à tenir des propos qui étaient à l’opposé de tout ce qu’ils enseignaient et le contraire de cette mêmecharité. Cette manie des religieux d’asséner comme autant d’agressions de saintes citations l’exaspérait. Certes jadis, il avait entendu le chanoine Le Floch agir de même, mais ce prêtre, par ailleurs sévère et contempteur du siècle, ne manquait jamais de commenter avec toute la bonté de son âme les sentences sévères qui lui échappaient. La foi simple de Nicolas se nourrissait des règles auxquelles il essayait de se tenir et qui régissaient sa conduite sans pourtant qu’il y réfléchisse outre mesure ; elles s’imposaient en naturel. Que le mal se manifestât, il le comprenait, mais cela ne suffisait pas à le persuader qu’un Dieu, qu’il croyait tout de bonté, voulût en accabler les hommes et les punir.
Après le souper, devant un pot de genièvre et un gâteau battu , il avait poursuivi la conversation commencée avec le maître de poste. Il s’était révélé être un interlocuteur attachant, ayant d’intelligentes clartés sur tout et sur rien. Il avait été étonné des connaissances de cet homme qui lisait et achetait aux colporteurs des livres sur des sujets divers. Nicolas comprit soudain combien, dans le royaume, ce peuple et, en particulier sa partie supérieure, changeait et acquérait peu à peu des capacités et des talents qui tout naturellement le conduisaient à exiger ce que les philosophes appelaient l’égalité. Cela ne choquait en rien le commissaire que sa fréquentation des ordres de la société incitait à constater qu’ils comprenaient tous des hommes de qualité.
À l’heure dite, il embarqua sur le paquebot qui faisait le service entre Boulogne et Douvres. Il transportait quelques passagers et des barriques de vin que les Anglais tenaient en réserve en France pour éviter les droits de douane dont ce produit étaitchargé outre-Manche. Ainsi ne payaient-ils les taxes qu’au fur et à mesure de leur consommation.
Après une traversée favorisée par une mer calme, il débarqua à Douvres. Sa qualité et ses passeports lui permirent d’éviter la douane anglaise. Prévenu par son premier passage de la médiocre qualité des auberges, il s’attacha, en prenant plusieurs avis auprès des habitants, à trouver une hôtellerie de meilleure tenue. Il y rencontra beaucoup de Français que la paix et leurs affaires ramenaient en Angleterre.
Nicolas, que la faim tenaillait, ne put la satisfaire qu’en allant lui-même à la cuisine prendre sur la grille posée sur des braises ardentes des tranches de bœuf qui y grillaient.
Jeudi 24 juillet 1783
Après une nuit relativement épargnée par les punaises, il courut trouver une voiture rapide pour gagner Londres. Il loua un cabriolet tiré par deux chevaux qu’il paya six
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