L'année du volcan
basse.
— Ce que j’entends vous confier exige le secret le plus absolu. Seul, Sartine est au courant…
Ainsi l’ancien ministre œuvrait toujours dans l’ombre, tirant de multiples ficelles et agitant une foule de pantins à sa solde. Même si Le Noir avait conquis de haute lutte plus d’indépendance vis-à-vis de son prédécesseur dans la place, les liens demeuraient étroits en raison des matières et des situations que leurs fonctions officielles ou officieuses avaient à traiter.
— L’affaire est si grave qu’il est hors de question, écoutez-moi bien, que ce que je vais vous révéler soit porté à la connaissance du roi.
Pour que Le Noir affirmât cela, lui le serviteur modèle du trône, il fallait que la question sortît de l’ordinaire. Nicolas devait-il comprendre qu’on attendait la solution à cette affaire ? Oubliant un moment son propre souci, il prêta une attention redoublée aux propos du lieutenant général de police.
— Vous qui, en habitué de Trianon, êtes proche de la reine, dont le dévouement à Sa Majesté n’est plus à prouver et qui, dans ce cercle étroit des entours, n’avez jamais cessé d’être à ses yeux le cavalier de Compiègne , rien n’a attiré votre perspicace attention ?
Que cherchait donc Le Noir à lui faire dire ? Que signifiait cette accumulation de précautions ?
— De vous à moi, monseigneur, j’observe ce que vous savez vous-même bien. Le prince de Ligne que je connais par Mercy-Argenteau, l’ambassadeur d’Autriche, m’a un jour bien résumé la situation. « Que beaucoup de ceux qui entourent la reine appartiennent à la première noblesse du royaume, la plus ingrate et pourtant la plus comblée de bienfaits de cour. » Des oiseaux de proie perchés sur une branche, dont l’imprudence, les excès, la rapacité ébranlent dangereusement l’arbre.
Le Noir eut un geste d’impatience.
— Soit. Tout cela, nous ne le déplorons que trop. Passons, si vous le voulez bien, du général au particulier. Pour aller directement au fait, connaissez-vous un officier suédois, le comte de Fersen ?
— J’ai quelques fois échangé avec lui des paroles de courtoisie.
— Qu’en pensez-vous ?
— Je sais qu’il fut jadis présenté à la dauphine, puis à la reine, en 1778 je crois. À sa demande, il avait une fois revêtu le costume suédois : tunique blanche, dalmatique bleue et jaune, ceinture dorée et épée d’apparat. La figure fit événement. Il reparut en 1779, puis rejoignit nos forces en Amérique. Il vient de revenir et la coterie des Polignac laisse courir des rumeurs sur le goût, j’ose à peine le dire, que la reine pourrait nourrir à son égard.
— Pardi ! Un étranger ne risque pas de faire choir leurs quilles. Pensez, il est isolé, sans parents, sans clique autour de lui pour les éclipser. Or…
La voix se fit presque inaudible.
— … Il est d’apparence que Sa Majesté témoigne au Suédois une amitié flatteuse. Aux Promenades, à l’Opéra, à Trianon, tout est bon pour la lui manifester.
— Il est vrai qu’elle a toujours marqué une dilection particulière envers les étrangers. À quelqu’un qui lui faisait observer cette préférence, qui pouvait la desservir auprès de ses sujets, elle en a convenu, indiquant que « les étrangers eux ne lui demandaient rien ».
— Cela est bel et bon ! Il demeure que le beau Fersen vient d’obtenir grâce à l’entremise de la reine la charge de colonel du régiment Royal-Suédois, assortie d’une pension de vingt mille livres qui compense l’absence d’appartements conservés à l’ancien détenteur. Elle en a même écrit au roi de Suède.
— Enfin, monseigneur, cela ne dépasse pas le ton général des rumeurs de ce pays-ci.
— Je vous l’accorde, mais il y a plus fâcheux. Vous connaissez nos pratiques pour le courrier…
Nicolas hocha la tête. Le cabinet noir perpétuait ses habitudes, traversant sans vergogne la correspondance. M. de Vergennes, qui aimait plaisanter à froid, avait un jour remarqué que lire les dépêches des ministres étrangers à Paris facilitait furieusement l’intuition.
— … Des lettres de Fersen ont été ouvertes et lues, notamment celles destinées à sa sœur. Il vient de lui apprendre qu’il renonce à se marier.
Il tira une étroite bande de papier de sa poche et chaussa ses besicles.
— Écoutez ! Je ne puis être à la seule personne à qui je voudrais être, la
Weitere Kostenlose Bücher