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L'arbre de nuit

L'arbre de nuit

Titel: L'arbre de nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: François Bellec
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surprise de découvrir que des gens aussi distingués que les deux Français vivaient aux confins du quartier indigène. Comme ils n’allaient nulle part, ils eurent le temps de s’arrêter. En se coupant l’un l’autre la parole pour surenchérir, les mornes fêtards leur expliquèrent d’un air fanfaron, comme tous les matelots du monde, qu’ils revenaient de chez des filles, des beautés éthiopiennes à la peau claire qui valaient le voyage.
    — Comment l’hivernage est-il supporté là-bas ?
    — Au château ? Pas très bien, répondit un grand maigre au nez aquilin qui semblait le guide de leur troupe avinée.
    — Ça s’énerve même beaucoup.
    — La fin de l’hivernage sera rude à la forteresse.
    — Dom Estêvão et dom Cristóvão ont failli se battre il y a moins de huit jours.
    François haussa les épaules.
    — Ces deux-là ne peuvent pas se supporter. Ces deux seigneurs se vouent une haine mortelle. Cela dit, la question de leur préséance est insoluble.
    Les marins s’esclaffèrent.
    — Ils voulaient se battre au canon !
    — Au canon ?
    — C’est dépassé, la préséance. Ils en viennent maintenant aux mains pour affaires.
    Ils apprirent que le capitaine-major avait ordonné de saisir et de charger sur les navires les marchandises de traite d’une flottille de pangais prête à partir au Couama, au prétexte que la flotte devait embarquer pour Goa toute marchandise ayant une valeur commerciale. Fou furieux de cette malice grossière, le gouverneur avait donné l’ordre de couler ses propres pirogues au canon. Comme on lui objectait des possibles dégâts collatéraux, il avait rétorqué que l’on pouvait bien couler au besoin les vaisseaux avec, pourvu que sa marchandise ne tombe pas dans les mains de dom Cristóvão.
    — L’un et l’autre ont été retenus aux épaules et aux bras par leurs gens. On les a saignés dans l’urgence, de crainte de flux de sang à la tête.
    — Comment des fidalgos peuvent-ils en arriver à des querelles de brigands ?
    Jean réfléchit un moment parce qu’il ne savait pas aussitôt la réponse.
    — Vois-tu, François, les proconsuls prennent vite le goût du pouvoir absolu favorisé par leur éloignement de la métropole, de ses directives, de son contrôle et de ses sanctions. Leur solitude, les privations, la chaleur, leur lassitude, la crainte de la mort, les tentations sont capables de déranger les esprits les plus forts au-delà de toute raison. La fièvre endémique du lucre n’est pas le moindre des dommages physiques et mentaux causés par les Indes à ceux qui s’engagent dans cette aventure. Sans doute seuls les plus endurcis, les plus cyniques sont-ils capables de résister. Tous les découvreurs et les grands capitaines étaient d’abord des aventuriers.
    — Il est juste de remarquer que dom Estêvão, qui a repoussé avec un grand courage deux attaques hollandaises successives, vit depuis près de trois ans dans un lieu que nous abhorrons après seulement trois mois de farniente.
    — Et Monte do Carmo  ? demanda François au grand maigre.
    Une partie des équipages était restée à bord des navires pour les remettre en condition. Eux-mêmes ne manquaient pas d’ouvrage, car on achevait la restauration du mât de misaine et la révision du gréement. On avait fait gîter la caraque d’un bord puis de l’autre pour nettoyer la coque de ses algues et de ses coquillages parasites.
    L’équipage de la caraque avait fondu comme cire au soleil. Il faudrait compléter l’armement des navires grâce aux gens du Bom Jesus et aux hommes les plus valides de Nossa Senhora de Consolação . Les marins leur citèrent une dizaine de morts qu’ils connaissaient, parmi lesquels François identifia Simão, le timonier velu dont les grilles de l’évêque de Goa avaient écrasé l’index. Comme quelques centaines de marins malchanceux de la flotte, le calvaire de ceux-là s’était achevé à Mozambique. Dans le grand cycle du carbone, ils commençaient déjà à se fossiliser, indissolublement mêlés à des milliers d’autres anonymes avant eux.
    Les religieux préparaient le mystère de Noël et la messe serait dite à la Miséricorde, la plus vaste ruine consacrée de Mozambique.
    Ayant décliné très poliment l’offre d’une calebasse de toddy, une bière de palme qui parvenait à être à la fois forte, fade, aigre et douceâtre, les matelots reprirent leur route erratique en suivant leur ennui. Fleur

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