L'arbre de nuit
treize mois à quatre jours près.
— Treize mois pour arriver dans ce lieu désolé.
— Un an de vie passé à ne rien entreprendre, à subir, à végéter en s’occupant du mieux possible pour ne pas devenir fous. Libres de notre impuissance à influer sur quoi que ce soit, même pas sur notre survie immédiate. Je ne pense plus à Dieppe où s’installe l’hiver, à mes parents qui me croient depuis longtemps arrivé à Goa ni à Guillaume Levasseur qui a achevé cinq ou six portulans depuis mon départ.
Jean fixait avec attention ses orteils qu’il faisait jouer précautionneusement.
— Ta noble amie aurait-elle remplacé tes proches dans tes pensées ?
François le regarda avec curiosité.
— Quelle noble amie ?
— Dona Margarida. Non ?
— Ah !
— Tu ne songerais même plus à cette jeune femme ?
— C’est vrai. Son destin m’est devenu indifférent depuis que nous avons été éloignés du château. Et pourtant, elle m’a tant bouleversé à bord. Fleur, ma sauvageonne, satisfait mon désir. Comme c’est étrange.
Il fit une longue pause parce qu’une idée encore confuse lui venait à l’esprit.
— Nos jours coulent sans mesure, comme une horloge dont l’échappement serait cassé. Oui. C’est ça ! L’échappement du temps est cassé. Il file continûment sans plus de repères ni de structure. A-t-il encore une signification ? Une finalité ? Il est sans dimension, comme la nature qui a l’éternité pour elle. À quoi pensent les arbres et les légumes ? Reviendrons-nous sains d’esprit de cette épreuve ? Nous ne sommes pas encore arrivés à Goa que l’idée de mon voyage de retour m’affole déjà. Je ne supporterai pas de revivre comme un cauchemar obsédant la même épreuve interminable en sens inverse. La même traversée tâtonnante du temps déréglé. Continuerai-je alors à encocher les jours ? Je commence à comprendre pourquoi tant de voyageurs disent avoir tout oublié de leur traversée vers les Indes. Ils s’en débarrassent à l’arrivée comme d’oripeaux sales et honteux.
Tout en monologuant, François traçait d’un roseau rêveur les motifs géométriques d’une sphère céleste sur le sol : la résurgence de sa vie antérieure sur le sable de sa condition temporaire. Ce dessin savant incongru dans un village cafre le surprit. L’exotisme de son geste résidait-il dans l’ésotérisme d’un symbole cosmographique tracé sur le sol africain ? Ou au contraire dans le transfert sur un support sauvage de la synthèse de l’intelligence de la culture occidentale ? Comme Alexandre prit l’oracle de court en tranchant le nœud du char de Gordias, il résolut ce dilemme d’un zigzag exterminateur.
— Je ne parviens pas à associer cette étrange notion d’hivernage à une canicule dont aucun Dieppois n’a jamais eu la moindre idée au cours des plus beaux des étés normands. Dans deux semaines, là-bas, ce sera Noël. Comment célébrer la Nativité dans ce pays de nègres, à l’ombre parcimonieuse des cocotiers ?
Jean leva la main.
— Bethléem et les Lieux Saints ne sont pas particulièrement enneigés en hiver. Les palmes font partie du décor d’Israël. Nous retournons aux sources, François. Les musulmans gagnent le paradis d’Allah en faisant le voyage de Médine et de La Mecque. Peut-être assurons-nous le nôtre ?
— Nous allons bien vers la Rome orientale, la terre de mission atteinte à grand-peine par les envoyés d’un roi chrétien, mais le moins que nous puissions dire est que nous n’avons pas vraiment la ferveur de pèlerins. Notre égocentrisme nous rend surtout anxieux de nos misères.
— De toutes façons, je ne suis pas sûr que saint Pierre nous crédite sans autre formalité d’un pèlerinage en Terre Sainte. On doit débattre là-haut depuis longtemps de l’ambiguïté des découvertes. De la balance des poids relatifs du poivre et des âmes en friche dans les expéditions des Portugais. Poursuivant l’œuvre charismatique d’Henri le Navigateur, sont-ils surtout allés aux Indes en leur âme et conscience pour y sublimer des sauvages en chrétiens ou pour transmuter des épices en monnaies d’or ?
Le soleil était haut maintenant. Cinq marins de la caraque passèrent en traînant les pieds dans la poussière, un peu éméchés, malgré l’heure matinale, d’avoir déjà bu trop de vin de Porto, plus courant dans l’île que l’eau potable. Ils manifestèrent leur
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