L'arbre de nuit
On y vend surtout des volailles. On organisait autrefois des combats de coqs sur la terrasse en pierre là au milieu de la place. Le vice-roi a interdit ces combats il y a une douzaine d’années. Soi-disant parce que c’était un jeu cruel. En réalité, c’est parce que l’on y pariait beaucoup d’argent qui échappait aux taxes que paient les maisons de jeu. Bien entendu on organise encore des combats en cachette en dehors de la ville. En tout cas, on appelle toujours cet endroit le Terreiro dos Galos.
— Ça sentait un peu le poisson là où j’ai débarqué hier soir. Mais ça sentait surtout tellement d’odeurs nouvelles que je n’y ai même pas prêté attention. Dans mon pays, j’habite une ville de pêcheurs. L’odeur de poisson, on ne la respire même plus.
— Les curumbins les vendent en effet sur la rive Santa Catarina, là où les navires venant de Lisbonne déposent leurs passagers.
— Les curumbins ?
— Les Portugais appellent ainsi les pêcheurs. Pour nous, ce sont les harijan. C’est le varna des pêcheurs. Tu es pêcheur dans ton pays ?
— Non. C’est quoi un varna ?
— J’essaierai de t’expliquerai un jour si tu reviens me voir. Les farangi ne comprennent absolument rien à la société indienne. Le grand bazar se tient sur la rive, au-delà du palais du vice-roi. Tu devras aller le voir. Toute la ville s’y retrouve.
Elle se reprit :
— Je veux dire tous les marchands, les bouchers, les maraîchers, les domestiques et les servantes. Mais des fidalgos s’y promènent aussi pour le spectacle. Tu sais, ici tout pourrit très vite à cause du climat, ce qui oblige à faire seulement les achats de la journée. Alors, le marché est très animé tous les jours.
Elle commença à ranger ses bols, ses paniers et ses pots, aidée par le garçonnet vif et fluet qui entretenait à croupetons le fourneau à charbon de bois sur lequel cuisaient ses préparations. Nu sauf un pagne en tissu blanc, ses cheveux étaientaussi noirs et lisses que la tignasse d’Yvon était blonde et floue, activant un même fourneau à Dieppe. Elle l’appelait Vyan quand elle lui parlait dans un dialecte indien et cette proximité le troubla. Vyan et Yvon devaient avoir le même âge.
Après un long silence, elle inclina la tête sur le côté pour marquer un changement de sujet et renforcer l’interrogation.
— As-tu déjà une bonne amie à Goa ?
— Non. Pourquoi ?
— Comme ça, dit-elle d’un air angélique, les yeux au ciel.
François éclata de rire et lui prit le menton.
— Petite dévergondée. Viens-tu tous les jours au petit bazar ? J’adore ton kari. Je reviendrai sûrement. Pour le moment, je dois retrouver mon ami Jean qui est à l’hôpital. Nous sommes Français. Je m’appelle François.
— Ton ami… ami ?
— Mon ami tout court.
— Ah bon ! Tu sais, ici chacun vit comme il veut et moi, cela ne me dérange pas. Les prêtres et les officiers fulminent contre les hommes qui fréquentent les hommes. Je ne suis pas très instruite, mais je ne crois pas ceux qui disent que ces relations proviennent du manque de femmes sur les navires. Sinon, tout reviendrait dans l’ordre dès l’arrivée à Goa.
— Tu en sais des choses !
— C’est évident ! On trouve ici des filles beaucoup plus jolies que moi tant qu’on veut. Des noires, des blanches, des jaunes, des grandes, des petites, des grosses, des maigres, des vierges et des fillettes. Même les dames de grande famille sont sur les rangs. Elles sont quelquefois un peu usées sous leurs fards et leurs extravagances. Il y a des farangi qui les préfèrent paraît-il.
Elle cacha son rire de sa main, en levant les épaules comme pour se dissimuler entre elles.
— Si je savais tout, je ne vendrais pas du kari au petit bazar. Maintenant, je rentre chez moi avec mon fils. Mon mari m’attend.
Elle fut ravie de son air consterné.
— C’était pour rire. Vyan est le fils de ma cousine Sunayana et je vis chez mes parents. Alors, au revoir, le Français. Je m’appelle Asha. Cela veut dire espérance dans ta langue. Je suis catholique.
Il reprit d’un pas allègre la route de l’hôpital. Cette ville blanche et rouge était paradisiaque sous son ciel indigo. Jusqu’au soleil dont les gens importants se protégeaient sous leurs larges ombrelles, leurs sombreiros qui encombraient les rues. Lui, il s’en imbibait jusqu’aux os avec un sentiment de plénitude. Goa était là tout
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