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L'arbre de nuit

L'arbre de nuit

Titel: L'arbre de nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: François Bellec
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désœuvré, nul n’avait d’autre projet que se faire voir et occuper le temps.
    Un tumulte éclata derrière eux. Une altercation échauffait deux petites troupes d’officiers qui, se rencontrant malencontreusement, se contestaient le salut comme si leur vie en dépendait. L’une faisait état du droit d’usage pour revendiquer la primauté du plus grand nombre. Le parti adverse se réclamait des privilèges de l’un des siens, déclaré fidalgo da casa d’el-Rey Nosso Senhor. Épousant les prétentions de leurs maîtres respectifs, les domestiques en livrée se toisaient l’un l’autre, poussaient leurs parasols le plus haut possible, et se provoquaient de gestes, d’invectives et de regards furieux comme si leur propre honneur dépendait de l’issue du conflit. À ce niveau de blocage, l’affaire semblait de la plus haute importance. En discussion animée non loin d’eux, trois fidalgos qui semblaient maîtres en jurisprudence des conflits de préséance débattaient de l’éventualité d’une réparation par les armes.
    François se pencha vers Jean.
    — Ma parole ! Ces gens sont fous ?
    — Leurs piaillements s’efforcent de valider les preuves douteuses de leur condition. Pyrard m’a éclairé sur les « fidalgos du cap de Bonne Espérance » qui, embarqués valets à Lisbonne, débarquent gentilshommes à Goa. Au point que les fidalgos authentiques déposent chaque année au palais le nobiliaire officiel les distinguant des imposteurs.

    Contournant la zone de discorde et laissant le campo à ses querelles, ils remontèrent l’avenue, Jean suivant François. À l’ouvert de la rua Direita, le marché aux chevaux était fameux pour la perfection de ses petits étalons de Perse et de Mascate, dont des oiseaux affairés disputaient le crottin à des essaims d’énormes mouches.
    — Quelle plaie, ces mouches vertes, s’agaça François qui agitait son chapeau en moulinets devant sa figure.
    — Des lucilies, précisa Jean, didactique. Elles assument leur rôle dans la nature. Tu devrais plutôt t’émerveiller de retrouver devant toi à même le sol, presque en liberté, les trésors captifs qui t’ont fait rêver naguère dans les échoppes de Lisbonne. C’est fabuleux. Voilà donc la source des trésors indiens de la rue Neuve.

    Ils avaient atteint un somptueux capharnaüm. Les marchands mettaient sous le nez du chaland tout ce qui, beau et rare, pouvait attirer son regard, solliciter son intérêt, lui faire envie. Des quincailleries et des porcelaines de Chine jusqu’aux paravents de laque et aux meubles en bois de camphre, des pierres dures, des jades et des ivoires travaillés aux tapis d’Ispahan superposés en couches par douzaines, on trouvait tout entassé là en îlots précieux parmi lesquels il fallait se frayer prudemment un chemin.
    On se pressait en jouant des coudes autour des pregoeiros, les crieurs priseurs dirigeant les enchères d’où le Leilão tirait son nom. Ils mettaient en vente au plus offrant des biens faillis ou vendus par décision de justice et les particuliers cédaient tout le reste de gré à gré à ciel ouvert. Experts, vendeurs et acheteurs se comprenaient par signes et gestes de convention dans une cacophonie d’annonces, d’interjections, d’appels et de boniments qui submergeait, quand on s’en approchait, le fond sonore pourtant assourdissant du vaste marché étalé au soleil.
    Les hommes de condition s’en protégeaient par leurs sombreiros maintenus au-dessus de leurs têtes par leurs bhoïs. L’espace était couvert presque sans interstices par ces ombrelles, comme s’il était colonisé par une migration de gigantesquescoulemelles. Accessoires d’une ostentation empruntée aux dignitaires hindous, elles étaient tellement nombreuses à cette heure-là dans la grande artère commerçante, qu’elles formaient un toit en marche, transparent et multicolore, où dominaient l’orange et le vert.
    À leur ombre, les capes et les chapeaux ronds portugais piquetaient de noir une manière de mascarade où se seraient donné rendez-vous tous les costumes de la Terre. La plupart étaient de soie ou de satin bigarré, jusqu’aux robes des servantes, au point que les tuniques fleuries des commerçants chinois paraissaient presque sobres dans cette débauche de couleurs vives. Les plus remarquables figurants de ce grand spectacle étaient les gens de l’Âdil Khan venus de la terre ferme. On voyait de loin leurs hauts turbans

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