L'arbre de nuit
l’archevêque. Il y avait bien quatre mois de cela.
— Mon seul souci est de prendre garde de ne pas mourir sur un lit mais sur le sol. Sinon, je devrai le porter sur mon dos en cheminant vers ma nouvelle condition. J’espère que quelqu’un me rendra le service de me mettre par terre à l’heure de ma mort. Pour être prêt au voyage. Je te le souhaite aussi.
Antão s’inclina en joignant les deux paumes, parodiant un remerciement.
— Pardon de m’être égaré. Un instant de familiarité.
Leur hôte était attentif à donner à ses mots assez de douceur pour garder à leur conversation le ton courtois sans lequel elle serait devenue détestable.
— Vos prêtres jettent de l’eau sur tous les enfants qui passent à portée de leur bras. Nous pratiquons assidûment le lavage du corps et des vêtements et nous savons la vertu purificatrice des immersions sacrées. Vous ne vous lavez jamais. Alors pourquoi aspergez-vous frénétiquement nos nouveau-nés de quelques gouttes d’eau ?
— Le baptême ou l’ondoiement d’urgence les lavent du péché originel.
— Quel mal ont-ils commis dans le ventre de leur mère qui ne connaît pas votre dieu ?
— Nous avons hérité la désobéissance du premier homme.
— Admettons. Vous octroyez ce blanchiment d’autorité, sans exiger aucun engagement en retour ? Sans même la conscience d’un enfant en bas âge ?
— Nous le sauvons.
— Vous le sauvez malgré lui.
— Non. Pas malgré lui. Dans son inconscience, par précaution.
— C’est ce que je voulais dire. Les hindous acceptent les conséquences de leur vie antérieure, assument leur varna et préparent leur retour.
— L’eau du Gange vous purifie. Alors pourquoi t’étonnes-tu de l’eau bénite ?
— Le Gange nous lave de nos fautes humaines mais chacun a la responsabilité de conduire volontairement ses actes pour tirer sa prochaine réincarnation vers le haut pendant que tourne la roue de la vie. Voilà pourquoi notre culte est plus fervent que vos messes.
— Sauf que les chrétiens préparent eux aussi leur vie de lumière. Dieu partagera selon leurs mérites les vivants et les morts entre les élus vertueux et les damnés de l’enfer.
Le brahmane sembla méditer et en tout cas resta silencieux plusieurs minutes. Un couvent puis tous les autres appelèrent aux complies par des séries de trois légers coups de cloche.En avertissant les fidèles que les religieux se préparaient à louer Dieu avant de s’endormir, ils rappelaient discrètement la prééminence vigilante de l’Église à Goa.
— Antão ? Espères-tu la fin du monde ?
— Non, bien entendu ! Mais nous l’accueillerions avec gloire si Dieu en décidait ainsi.
— Ta relation avec l’univers m’est vraiment incompréhensible.
— La création du monde est une question à laquelle nous proposons effectivement toi et moi des réponses différentes.
— Une interrogation peut nous rassembler. Pourquoi la Terre existe-t-elle ? Nous sommes assis sur nos chaises au milieu du cosmos en buvant tranquillement une décoction amère de cha dans des coupes en porcelaine de Chine. Des millions d’hommes que nous ignorons vivent loin d’ici, qui ne soupçonnent pas eux non plus notre existence, ni même un ailleurs. À quoi cela sert-il ?
— J’ai la réponse. Dieu a créé la Terre et la sphère des eaux autour d’elle pour y semer l’homme et la femme.
— Tout ça pour les hommes et rien d’autre ? L’objet le plus insignifiant de leur environnement, une perle montée par un orfèvre pour en faire une parure de femme, le chant d’un oiseau, le bourgeon d’un giroflier sont des signes aussi admirablement incommensurables de l’immensité du monde. L’univers est un.
— Nous sommes au moins d’accord sur l’éternité de Dieu.
— Alors pourquoi ton dieu éternel voudrait-il un jour arrêter le monde ? L’expérience serait-elle achevée ? Et cesserait avec elle Ôm, la vibration de l’univers dans la synthèse parfaite des trois Veda : la Terre, le Ciel et l’Espace ? L’harmonie cosmique se résorbant comme une motte de beurre fond au soleil ?
— Je vais y réfléchir, dit Antão en se levant.
— Mon âme et la tienne ne font qu’une. Je salue le dieu qui est en toi. Reviens me voir.
— Je reviendrai avec de bonnes réponses. Laisse-moi le temps de demander à Jésus de me souffler des arguments pour te convaincre.
L’Indien le retint
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