L'arbre de nuit
rembrunit.
— La mission ne s’intéresse donc pas aux soldats insolents. Ni à aucun Portugais semble-t-il. Le spectacle dissolu de votre prière du dimanche dérange l’hindou que je suis. N’est-ce pas étrange ?
— Tu as raison, maître Arunachalam. L’impiété de l’assistance pendant nos offices est en effet terriblement choquante. Les soldats ne respectent ni nos sacrements ni nos églises. C’est d’une infinie tristesse.
— C’est triste aussi pour vos jeunes convertis. Sais-tu pourquoi la ferveur des exercices spirituels est plus profonde dans nos temples que dans vos églises ?
Antão pencha la tête sur le côté, attendant une explication.
— Parce que vous ne dirigez pas les actes et les pensées de vos fidèles vers l’ascèse. Vos architectes érigent de magnifiques salles de prière. Vous passez devant vos églises sans y entrer, sans leur jeter un regard. Comme si leur érection monumentale représentait votre principal acte de foi.
Le brahmane laissa peser son accusation. Il reprit d’une voix douce et lente comme pour atténuer la vigueur de sesmots mais il les martelait de l’index sur le dragon d’ébène de l’accoudoir.
— Vous revendiquez l’effort collectif de vos missionnaires comme un brevet personnel de vertu. Nos relations avec les dieux sont directes et consubstantielles à notre quotidien. Récusez nos dieux si vous les prenez pour des usurpateurs mais ne méprisez pas nos croyants. L’ascèse à laquelle aspirent les hindous, leur conception de l’ordre du monde et leurs préceptes de vie sont d’une essence aussi noble que vos valeurs que vous n’appliquez même pas. Votre peuple est fondamentalement impie.
Il se redressa contre le dossier de son fauteuil, pour indiquer qu’il avait terminé.
— Pardonne-moi mon emportement déplorable, Antão. Les frères de ton ordre sont réputés pour leur intelligence et je suis heureux de pouvoir discourir avec toi en amitié.
— Je me réjouis moi-même de cette opportunité de notre échange vigoureux, Bhaskar. Mes frères seraient en effet très heureux à la maison professe de débattre de théologie avec un brahmane. Malheureusement, le Saint Office n’approuve pas vraiment ce genre d’initiatives. Les inquisiteurs seraient stupéfaits d’assister à notre conversation. Déjà qu’ils n’aiment pas les paulistes !
— Auraient-ils quelques raisons de s’en méfier, frère Antão ?
— À mon tour de te questionner, Bhaskar. Tu veux bien ? Comment peux-tu affirmer la réincarnation puisque nous vivons une seule existence terrestre qui s’achève par la destruction de notre dépouille charnelle ?
— Tu sais ça comment ? Ma certitude contre la tienne. Moi, je t’assure que nous avons déjà vécu plusieurs existences et que nous renaîtrons sous une autre forme.
— À l’évidence, non.
— Peux-tu le démontrer ? Notre esprit revient indéfiniment sur la Terre harmonieuse, sur laquelle nous abandonnons successivement nos cadavres poussiéreux. La Terre n’est-elle pas assez belle pour que vous soyez impatients de la quitter définitivement ?
— Nous rendons grâce à l’œuvre de Dieu. Il a créé la Terre et le Ciel. Son don le plus gratifiant est là-haut, où notre âme libérée de notre dépouille mortelle le rejoint au paradis.
— Je crois moi aussi que la conscience impérissable survit au corps à travers le cycle de la Samsara. N’est-ce pas l’âme comme tu l’appelles ?
— Mais ça n’a rien à voir !
— Toi aussi, tu renaîtras.
Antão resta suffoqué. L’idée de sa propre réincarnation le fit bondir.
— Mon âme revenue sur la Terre dans la chair d’un autre mortel ! C’est une idée impie et folle ! Elle attendra au purgatoire que Dieu fasse connaître son jugement quand sonneront les trompettes de la résurrection des corps.
Le brahmane éclata franchement de rire et se caressa longuement la barbe.
— Quel formidable encan le jour de la résurrection universelle ! Je te souhaite en tout cas d’y retrouver ta dépouille pour t’y réinstaller. Si personne n’y a pris ta place.
François qui avait craint une soirée de théologie savante commençait à s’amuser beaucoup. La bousculade du jugement dernier avait déjà frôlé son esprit quand il avait pensé au petit timonier Simào dans son charnier de Mozambique. C’était quand déjà ? Le jour où les éléphants transportaient les grilles de
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