L'arbre de nuit
et des porte-haubans, s’agrippant aux gréements jusque dans les hunes. D’un port de plus de mille tonneaux, les caraquesétaient les plus gros navires au monde et la flotte était l’une des plus puissantes jamais envoyées à Goa. Son importance s’expliquait par la personnalité de son capitaine-major, dom João Forjaz Pereira, nouveau vice-roi des Indes, et parce que l’on célébrait à quelques jours près, ce samedi 29 mars 1608, le cent dixième anniversaire de l’arrivée de dom Vasco à Calicut.
Brusquement, le brouhaha se morcela jusqu’à construire un silence qui fit taire les oiseaux. De proche en proche, les hommes mirent bas leurs coiffures et la foule s’affaissa autour des charrettes et des chevaux, laissant seul debout le prieur des Hiéronymites. On l’entendit nettement prononcer le Confiteor , la confession générale au nom des pécheurs agenouillés. François en saisissait des bribes familières. Confiteor Deo omnipotenti, beatae Mariae semper Virgini, beato Micheali Anchangelo... et vobis fratres et tibi pater... mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa. .. Le reste se perdait dans le vent. En cette veille de Pâques, le capitaine-major et ses officiers demandaient sans doute pardon au ciel de s’en remettre plutôt aux vents qu’à ses saints pour conduire la flotte à bon port.
Quelques instants de recueillement plus tard, on vit l’officiant brandir un ostensoir dont il balaya la flotte et l’assemblée d’un large geste circulaire. Un éclair de lumière en jaillit comme une étincelle quand il accrocha le soleil au passage. Ceux qui partaient en mer venaient de recevoir l’absolution collective. Au temps de l’infant Henri, le Saint-Siège avait accordé le privilège de cette procédure d’exception pour absoudre de leurs péchés ceux qui allaient mourir au cours du voyage, sans oublier personne. L’Église ne devait perdre aucune de ces âmes particulièrement méritantes, et elle offrait d’autre part aux mécréants et aux chrétiens peu assidus la possibilité de racheter d’un coup leurs erreurs au prix fort en embarquant pour les Indes. Partir était bien un acte de foi. Il marginalisait singulièrement les pénitences courantes mesurées en dizaines d’ Ave Maria sucés comme des bonbons au miel.
Derrière eux, une horloge paroissiale sonna onze heures. Les coups de cloche résonnèrent comme un glas. François frissonna et se signa. La mort tournait autour de cette plage populeuse comme un requin évaluant un banc de dorades. Il plongea son visage dans ses mains, écrasé par le sacrement qu’il venait de recevoir sans y être préparé. Nanti de cette bénédiction, viatique ou extrême-onction, il partait inexorablement pour un interminable voyage, sans savoir quand il rentrerait ni même s’il en reviendrait jamais.
Alors qu’ils étaient encore à genoux, stupéfaits par la gravité inattendue de l’instant, l’assistance explosa, redevenant d’un coup une foule vocifératrice. La hâte d’embarquer souleva une bousculade furieuse, traversée par les tourbillons du reflux précautionneux des parents et des carrioles vides au fur et à mesure des embarquements des passagers.
— Restons en retrait. Nous risquons d’être séparés et je ne te vois pas négocier tout seul dans un portugais malhabile un passage vers Nossa Senhora do Monte do Carmo .
— J’espère que nous atteindrons quand même le bord du Tage avant qu’ils lèvent l’ancre. Je nous trouve bien attardés dans notre coin.
La tranquille assurance de Mocquet commençait à inquiéter François.
— Nos coffres sont déjà à bord et rien ne nous empêche donc d’embarquer tranquillement. Savourons le plus longtemps possible cette plage solide sous nos pieds, que les charrettes ont labourée comme un champ de bonne terre.
Le courant humain s’écoulait lentement comme un magma visqueux, convergeant vers la zone d’où partaient les embarcations. Se tenant à sa lisière, s’écartant pour laisser refluer les charrettes, ils avançaient pas à pas vers le fleuve en contournant les familles en détresse naufragées sur le rivage. Le spectacle s’épurait et prenait toute sa démesure. La flotte de l’Inde avait fière allure, encore à sec de voiles comme une forêt en hiver.
À l’écart, une barque austère restait inoccupée. Au contraire des embarcations pimpantes peintes de motifs aux couleurs vives, elle était badigeonnée d’un goudron uniformément
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