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L'arbre de nuit

L'arbre de nuit

Titel: L'arbre de nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: François Bellec
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noir et terne. Son propriétaire, un pied sur le plat-bord, tournant le dos à la plage, regardait l’animation du plan d’eau. Une épaisse touffe de cheveux débordait comme un paquet d’étoupe d’un béret plat crasseux dans la tradition basque. Sa culotte large en tissu épais s’arrêtait en haut du mollet. Il était noir depuis la tête jusqu’à des pieds massifs et cornés comme des pattes d’éléphant, tel Charon, le passeur taciturne de l’Achéron. Un enfant accroupi à la proue, voûté par l’attention, la tête sur les genoux, semblait hypnotisé par le spectacle. Jean désigna du doigt le passeur à François et l’interpella :
    — Hé l’homme ! Si tu es le propriétaire de cette épave, peux-tu nous conduire aux bateaux ? Mon assistant et moi embarquons sur la caraque amirale.
    Le nautonier se retourna et vint vers eux. Ils virent qu’il boitait bas.
    — Je suis ton homme, fidalgo, pour peu que tu m’appelles capitaine, et que tu extirpes de la bourse cachée dans ta ceinture cinquante réis du meilleur zinc pour toi, ton compagnon et vos précieuses hardes.
    — Cinquante réis pour faire un voyage long de deux misérables encablures !
    — Tu es libre de chercher un autre passeur, fidalgo.
    — C’est dix fois trop, par Hermès, patron des menteurs et des commerçants ! En admettant que nous osions mettre le pied dans ta barcasse qui ferait cracher de mépris un pêcheur de poulpes espagnol, je te paierai à l’arrivée, service rendu. À ton avis, tiendra-t-elle jusqu’aux navires sans couler bas ?
    — Personne ne fait plus crédit sur cette plage. On en part plus souvent qu’on n’y revient. Encore moins si tu es français comme le dit ton accent et donc possiblement luthérien, encore bien moins si tu as si peu de bagages. Et encore beaucoup moins si tu prétends avoir d’assez puissantes relations pour embarquer sur la nau amirale, ce que contredit la médiocrité de ton équipage et te rend suspect.
    Il se signa, brusquement grave.
    — Et puis ça porte malheur de faire crédit à un chrétien qui traverse pour l’outre-mer. L’avenir des navigateurs est dans les mains de Dieu. Les nefs du Portugal aux Indes et des Indes au Portugal, Dieu les emmène et Dieu les ramène dit le dicton. Notre Dame du Bon Retour qui veille là-bas – il désigna du pouce la tour de Belém – a bien du souci pour adoucir le destin des milliers de pécheurs qui accourent ici chaque année pour se rendre tout droit en enfer.

    Malgré sa pratique quotidienne des étals poissonniers de la rue Sào Pedro et les cours particuliers de Rafaela, François n’était pas encore accoutumé à la prononciation lusitanienne. Le passeur avait un parler populaire torrentueux. Hors d’un aphorisme qui lui était devenu familier – As naos de Portugal para a India e da India para Portugal, Deos as leva e Deos a traz  –, il n’avait attrapé au passage que quelques mots émergeant d’un torrent de consonnes chuintantes.
    Le passeur regarda Jean sous le nez.
    — Au moment de l’absolution générale donnée tout à l’heure sur la plage, as-tu pensé à demander aussi le pardon de ton suicide, aujourd’hui veille de Pâques ? Parce que déciderd’embarquer pour les Indes c’est avoir dans la tête la volonté de renoncer à la vie.
    Il se signa encore, en se tournant cette fois vers la tour. Amusé par ses invectives, Jean savait que cette idée d’une mise en péril volontaire des âmes et des corps restait ancrée dans la culture lusitanienne comme une malédiction depuis l’époque pionnière du franchissement du cap Bojador.
    — Ne t’inquiète pas pour mon âme, capitaine. Je n’ai pas l’intention de la céder au diable ni de mettre fin à mes jours. Mon assistant non plus. Tu profites de l’émotion de ce lieu magique et de la cohue de l’embarquement pour faire grimper tes prix. Aurais-tu navigué jusqu’au cap de Bonne Espérance pour justifier des prétentions de pilote des Indes ?
    L’homme se rembrunit et s’assit sur le plat-bord de la barque, les deux mains ostensiblement posées bien à plat comme si elles prenaient des vacances. Il détourna son regard vers le Tage. Par timidité ou par pudeur sans doute, perçant sous la brutalité de son personnage.
    — Je vais te confier quelque chose qui ne te regarde pas mais que j’ai envie de te crier à la figure. C’est vrai que je n’ai jamais navigué aux Indes. J’étais un gamin à peine sorti

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