L'archer démoniaque
plate.
— Jette-les !
Baldock fut sur le point de refuser.
— Je suis un clerc du roi, l’avertit doucement Ranulf.
Baldock eut une moue têtue.
— Allez ! le pressa Ranulf. Regarde !
Il prit un penny qu’il lança à son compagnon ; ce dernier s’en saisit avec méfiance.
— Pour l'amour de Dieu, mon ami, jette les dés. Je t’ai payé pour ça !
Baldock finit par s’emparer des dés et s’accroupit.
— Vous allez voir, maugréa-t-il. Vous allez voir et vous me laisserez tranquille.
Il laissa tomber les deux dés blancs polis. Ranulf cilla.
— Deux un ! s’exclama-t-il. Rejoue, Baldock !
Le jeune palefrenier soupira, mais obtempéra.
— Deux un ! C’est incroyable ! Encore !
Cette fois ce fut un un et un deux. Baldock ramassa les dés qu’il reposa dans les mains de Ranulf.
— Je ne vous ai pas avoué mon véritable nom, confessa-t-il. Baldock le Malchanceux !
— Mais non, mais non !
Perplexe, Ranulf chercha dans son escarcelle un dé plombé de façon à marquer six.
— Vas-y, Baldock le Malchanceux, je vais te prouver que tu as tort.
Le jeune valet cilla.
— Le faut-il ?
Une autre pièce changea de main. Ranulf était fasciné ; il avait utilisé ces dés moult fois pour tondre un adversaire. Baldock fit rouler le dé sur le sol et il s’arrêta sur le trois.
— Ce doit être la terre de la forêt, chuchota Ranulf. Cela n’arrive jamais !
— Si vous me trouvez mauvais en cela, dit Baldock, m’avez-vous jamais entendu chanter ?
Son visage pâle s’était empourpré et ses yeux brillaient de colère.
— Si vous voulez vraiment vous gaber, allez au manoir et racontez à tout le monde ce que vous avez vu ; ils plaisanteront tous et diront : « L’avez-vous entendu chanter ? »
Avant que Ranulf ait pu répondre, Baldock ouvrit la bouche.
— Une fille brune...
Les chevaux se cabrèrent et hennirent. Ranulf jura et se tint plus fermement tout en resserrant sa prise sur les rênes de la monture de son maître. Mais plus Baldock chantait, plus les bêtes s’agitaient. Ranulf n’avait jamais ouï son plus épouvantable, ni dans les rixes de tavernes, ni dans les batailles de rues, ni émis par des hommes souffrant des plus horribles blessures. La voix de son compagnon était indescriptible : c’était un bruit rauque et grinçant, comme celui que ferait un homme qui suffoquerait lentement.
— Arrête ! cria-t-il. Pour l'amour de Dieu, arrête !
Baldock referma la bouche. Ranulf calma les chevaux et le jeune palefrenier s’avança et leur parla à l’oreille. Les animaux hennirent et se détendirent. Baldock fouilla dans son escarcelle, en sortit une pomme qu’il coupa et en donna une moitié à chacun.
— Là ! Là ! roucoula-t-il. Baldock le Malchanceux est désolé. Voilà, Messire.
Il tenait la bride du cheval de Ranulf et le strabisme de son oeil droit s’accentua.
— Vous comprenez à présent pourquoi on me surnomme Baldock le Malchanceux : oeil caliborgon {15} , malheureux au jeu et malheureux en amour !
— Ranulf !
Corbett, à l’orée de la clairière, jetait des regards impatients à son serviteur.
Ce dernier lança un autre penny à Baldock avant de mettre pied à terre et de faire traverser la prairie aux montures.
— Que se passe-t-il ? demanda le magistrat. Qu’est-ce que c’était que ce terrible bruit ?
Ranulf dissimula un petit sourire narquois.
— Je vous raconterai plus tard, Messire. Nous parlions du pauvre Maltote et il se peut que je lui aie trouvé un remplaçant.
Corbett jeta un regard en biais à son compagnon tout en saisissant les rênes et en s’avançant sous les arbres.
— Si je me souviens bien, le prieuré doit être par là. Donc, si nous nous égarons, Ranulf, ce sera ma faute.
Ranulf jura à voix basse et suivit son maître de mauvais gré. Il abominait la forêt avec ses bruits qu’il ne pouvait identifier, ses formes et ses ombres qui semblaient se mouvoir entre les arbres. Corbett, perdu dans ses réflexions, le précédait. La veille, le propriétaire du Diable dans les Bois avait esquissé une carte grossière. Le magistrat croyait bien se diriger dans la bonne direction, vers un sentier qui s’élargirait en une piste menant au prieuré.
Derrière lui, Ranulf pensait à Maltote et à Baldock. Il s’arrêtait de temps en temps et scrutait l’espace entre les arbres en repensant aux avertissements sur les créatures qui rôdaient alentour :
Weitere Kostenlose Bücher