L'archer démoniaque
Cela peut se faire. Mais viens, assieds-toi près de moi. Raconte-moi tout ce que tu sais au sujet d’Alicia Verlian.
Le palais du Louvre était le domaine privé de Philippe IV de France. Les jardins qui l’entouraient avec ses plates-bandes de fleurs, ses carrés d’herbes, ses vergers, fontaines, étangs à carpes et viviers, étaient la joie de son existence. Seuls lui et ses proches avaient le droit de s’y promener et de s’y délasser. À vrai dire, les membres de sa maison, surtout ceux qui sentaient les effets de sa langue acérée, n’acceptaient qu’à contrecoeur une invitation dans ce que le roi nommait son « jardin des délices ». À l’extrémité de ce jardin, dans son propre enclos, se dressait ce que Philippe baptisait son « verger des pendus ». Les vénérables pommiers et poiriers ajoutaient d’autres fruits à ceux que le Bon Dieu faisait pousser dans leur glorieuse profusion. C’est là que bourreaux et tortionnaires pendaient les individus qui avaient fomenté des crimes contre leur royal maître : un cuisinier soupçonné d’empoisonnement ; un gardien reconnu coupable d’avoir vendu des secrets à des marchands étrangers ; des clercs trop bavards après boire et, tout particulièrement, les espions anglais que les agents d’Amaury de Craon avaient traqués et capturés. L’endroit empestait la mort. Les cadavres restaient au gibet jusqu’à ce que l’odeur soit insupportable. Philippe ordonnait alors qu’on les dépende et les enterre dans le cimetière abandonné que ses bourreaux appelaient « Haceldema », terme juif signifiant le « champ de sang ». Parfois le roi y convoquait des suspects. Les prenant par le bras, il faisait le tour des arbres, désignant les fruits pourris, décrivant les crimes et félonies de chaque mécréant. Une telle promenade réveillait toujours les mémoires et déliait les langues, mais cette fois elle avait échoué.
Philippe, assis sous la tonnelle, regardait le visage ensanglanté et tuméfié de Simon Roulles, cet éternel étudiant anglais qu’on avait, enfin, capturé. Le roi, impassible, ses cheveux couleur de blé mûr tombant sur les épaules, lissa sa moustache et sa barbe bien taillées et scruta l’espion anglais.
— Souffrez-vous beaucoup ?
Le souverain tourna les yeux vers les bourreaux vêtus de noir debout derrière leur victime.
— M. Roulles a-t-il subi la roue ?
Le bourreau masqué de rouge acquiesça.
Philippe s’humecta les lèvres. Roulles, attaché à sa chaire par des cordes, était à peine conscient. Le roi prit une serviette et tamponna doucement le filet de sang qui coulait à la commissure de la bouche du jeune homme.
— Vous savez, Simon, murmura-t-il, j’ai toujours désiré vous rencontrer !
Roulles bougea les lèvres, mais il n’en sortit aucun son.
— Non, non, ça ne sert à rien.
Philippe, agacé, se gratta la tête.
— C’est inutile. Comprenez-vous mon anglais ?
Il n’attendit pas qu’on lui répondît.
— C’est inutile, répéta-t-il, de prétendre que vous êtes un étudiant anglais, de demander à être expulsé de France sur un navire partant de Calais ou de Boulogne. Vous portez des lettres déclarant que vous êtes français. Vous avez un soi-disant cousin dans le pays. Mais ce n’est que mensonge, illusions. Votre maître, Sir Hugh Corbett...
— Ce n’est point mon maître ! cracha Simon.
— Évidemment ! Je vous présente toutes mes excuses ! La main droite d’Édouard d’Angleterre ignore toujours ce que fait sa main gauche ! Vous êtes néanmoins un espion anglais. Vous furetez, découvrez des secrets et les faites connaître à votre prince.
Le roi se pencha et, à nouveau, essuya avec douceur la bouche de l’Anglais.
— Voulez-vous un peu de vin ?
L’un des bourreaux prit une coupe incrustée de pierreries et la porta aux lèvres de la victime. Roulles lapa comme un chien, laissant le vin couler sur son menton. Il savait que c’était la dernière fois qu’il en buvait. Son corps entier n’était que flammes. On l’avait installé sur la roue qui tournait, tournait, pendant que les bourreaux lui frappaient bras et jambes et lui pinçaient la chair avec des tenailles brûlantes.
Les mêmes questions, sans cesse. Qu’avait-il appris ? Que lui avait dit Maîtresse Malvoisin ? Simon n’avait pas flanché, certain que le messager qu’il avait dépêché en Angleterre avait déjà fait part du secret à son royal
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