L'archer démoniaque

maître.
    — Je vous le demande une fois encore, déclara Philippe. Ou vous retournerez sur la roue. Je ne le désire pas, Messire Roulles ; ce que je veux c’est que vous nous disiez le secret.
    — Mais, si vous le connaissez, haleta le jeune homme en crachant du sang, ce n’est plus un secret. Vous le savez parfaitement, Philippe de France.
    Le roi se pencha sur la table et le gifla d’un revers de main. L’anneau d’améthyste qu’il portait écorcha la joue du prisonnier.
    — Le secret ? répéta-t-il. Et, si vous me le révélez, je vous en confierai un.
    Roulles tenta de sourire. Comme s’il rêvait, il perdait et reprenait conscience. Parfois il était de retour à Oxford. Parfois il chantait dans une taverne avec des amis et dehors il neigeait. Parfois il se promenait bras dessus bras dessous avec le roi Édouard dans les roseraies de Westminster.
    — Connaissez-vous Pancius Cantrone ? questionna Philippe.
    Roulles sursauta.
    — Vous devez le connaître, insista le souverain. Ainsi que les scandaleux ragots qu’il prétend être la vérité.
    — J’ignore qui est cet homme.
    — Allons, allons, Messire Roulles ! Laissez-moi vous rafraîchir la mémoire. M. Malvoisin, avant de périr dans un malencontreux accident de bateau, croyait qu’il avait appris certains secrets.
    — C’est vrai ! lâcha le captif qui luttait contre la nausée.
    Il ne fallait pas s’évanouir ; s’il pouvait au moins ne pas tenir compte de la douleur !
    — Non, non, M. Malvoisin partageait ces commérages avec le Signor Cantrone. D’une façon ou d’une autre, vous les avez découverts.
    Roulles gardait la tête baissée.
    — Vous allez mourir, reprit Philippe impitoyablement. Soit vite, soit au bout d’une corde, dans mon verger.
    L’espion refusa de répliquer.
    — Quel était le secret ? insista le souverain. Est-ce pour cela que votre maître vous a envoyé à Paris ?
    Il fit signe à l’un des bourreaux qui tira violemment en arrière la tête de Roulles.
    — Lord Henry Fitzalan est mort, déclara-t-il. Tué d’une flèche en plein coeur. Quant au Signor Cantrone... Eh bien, le seigneur Amaury de Craon est à présent à deux pas de lui. Peut-être trouvez-vous du réconfort à croire que les secrets que vous avez éventés ont été expédiés en Angleterre. Ce colporteur, le revendeur, l’étameur, le marchand, comment s’appelle-t-il déjà ? Ah oui, Malsherdes. Vous pensez que Malsherdes a atteint Boulogne et s’est embarqué pour l’Angleterre ?
    Roulles essaya de se concentrer. Malgré les terribles souffrances de son corps et de son esprit, il imagina le petit Malsherdes et son poney de bât avançant dans les rues pavées de Paris et dans la campagne.
    — Vous avez bu en sa compagnie, n’est-ce pas ? reprit le roi. Dans une auberge sur la route de Fontainebleau. Vous étiez tous deux dans un coin et chuchotiez comme des enfants. Puis Malsherdes est parti.
    Philippe s’interrompit.
    — Vous pouvez boire encore du vin. Autant que vous en voulez.
    Il attendit que le prisonnier ait la bouche pleine.
    — Malsherdes est mort. Mes hommes l’ont arrêté en pleine campagne, dans un endroit tranquille.
    Roulles toussa et recracha le vin qu’il venait d’avaler. Philippe, prévenant comme une mère, lui tamponna les lèvres avec le linge trempé de sang.
    — Mais il a été plus rapide que nous ne le pensions. Il avait allumé un feu et, avant que nous ne puissions l’en empêcher, il a brûlé vos lettres ; mes soldats l’ont donc brûlé, lui aussi !
    Roulles s’efforça de sourire.
    — Alors vous en savez autant que moi, Philippe de France !
    Le souverain se rencogna dans sa chaire semblable à un trône et, penchant la tête, il écouta distraitement chanter un oiseau captif dans la cage d’argent suspendue aux branches d’un cerisier. Venant d’ailleurs, dans le palais, il entendait des sonneries de trompettes et il se rendit compte qu’il devait être l’heure de sa prière de la mi-journée. Il perdait son temps ici. Il fit signe aux bourreaux.
    — Emmenez-le ! Pendez-le !
    Ils remirent Roulles sur ses pieds et l’entraînèrent sans douceur. Philippe essuya avec soin le sang au bord de la coupe et but. Il était heureux que Fitzalan soit mort. Il n’y aurait plus de missives, plus de menaces de révélations. Mais Cantrone ? Craon le supprimerait-il ? Le roi s’en moquait. Que valait la vie d’un homme par rapport au grand but ?