L'archer du Roi
cornes du diable, gloussa-t-il, j’ai cogné si
fort sur ce drôle qu’il ne saura pas quel jour nous sommes quand il se
réveillera.
Ils trouvèrent refuge dans l’une des nombreuses maisons
toujours abandonnées après le sauvage assaut des Anglais. Les propriétaires
étaient envolés au loin, ou leurs os reposaient dans la grande fosse commune du
cimetière, à moins qu’ils ne fussent embourbés dans le lit de la rivière.
Au matin suivant, ils retournèrent sur les quais. Thomas se
revit pataugeant et luttant contre le courant pendant que les arbalétriers
tiraient depuis les navires amarrés à quai. Les traits crachaient de petits jets
d’eau et lui, de peur de mouiller la corde de son arc, n’avait pu riposter.
Ils longèrent les quais et finirent par découvrir que le Pentecôte avait fait son apparition durant la nuit comme par magie. C’était
un gros bateau capable de faire la traversée jusqu’en Angleterre avec une
vingtaine d’hommes et de chevaux à bord. À présent, il était échoué, posé sur
le sable par la marée descendante.
Les deux amis franchirent avec précaution une étroite
passerelle de planches. De monstrueux ronflements qui sortaient d’une petite
cabine à la poupe faisaient vibrer le pont. Thomas s’interrogea avec inquiétude
sur la réaction possible d’une créature capable de produire un tel tintamarre
si on prenait le risque de la réveiller. Mais, au même moment, une fille malingre,
pâle et chétive comme une enfant abandonnée, sortit de l’écoutille et posa des
vêtements sur le pont en mettant un doigt sur ses lèvres. Elle paraissait
vraiment très frêle. Lorsqu’elle releva sa robe pour tirer sur ses bas, elle
révéla des jambes fines comme des brindilles. Elle ne pouvait guère avoir plus
de treize ans.
— Il dort, chuchota-t-elle.
— C’est ce que j’entends, répondit Thomas.
— Chut !
Elle reposa son doigt sur ses lèvres, puis passa une grosse
chemise de laine par-dessus sa chemise de nuit, introduisit ses petits pieds
dans d’énormes chaussures et s’enveloppa dans un grand manteau de cuir. Elle
posa une coiffe de laine crasseuse sur ses cheveux blonds et attrapa un sac
fabriqué dans un vieux morceau de toile effiloché.
— Je vais aller acheter de quoi manger, dit-elle à voix
basse, et il faudra faire du feu à la proue. Vous trouverez de la pierre à feu
et un fusil sur l’étagère. Ne le réveillez pas !
Sur cet avertissement, elle s’éloigna sur la pointe des
pieds, emmitouflée dans son grand manteau, et Thomas, impressionné par le son
tonitruant émis par le dormeur, décida que la discrétion s’imposait.
Il se rendit à la proue où il trouva un brasero de fer posé
sur une plaque de pierre. Un feu était déjà préparé. Après avoir ouvert
l’écoutille en guise de cheminée, il frotta la pierre à feu. Le petit bois
était humide mais au bout d’un moment, le feu prit et il l’alimenta, de sorte
que lorsque la fille revint, il flambait joyeusement.
— Je m’appelle Yvette, dit-elle sans paraître se
préoccuper de l’identité des deux visiteurs. Je suis la femme de Pierre.
Puis elle attrapa une énorme poêle sur laquelle elle cassa
douze œufs.
— Vous voulez manger, vous aussi ? demanda-t-elle
à Thomas.
— Ce n’est pas de refus.
— Vous pouvez m’acheter des œufs, proposa-t-elle en
désignant le sac de toile, et il y a aussi du jambon et du pain. Il lui faut
son jambon.
Thomas considéra les œufs qui blanchissaient sur le feu.
— Tout cela, c’est pour Pierre ?
— Il a faim le matin, expliqua-t-elle, alors coupez
donc le jambon. Il l’aime bien épais.
Tout à coup, il y eut un craquement et le bateau roula
légèrement sur le sable.
— Il est réveillé ! constata Yvette en prenant un
plat d’étain sur l’étagère.
Un grognement leur parvint du pont, suivi d’un bruit de pas.
Thomas sortit du réduit et se retrouva en face d’un homme d’une taille hors du
commun.
Pierre Villeroy dépassait l’arc de Thomas d’un pied. Sa
poitrine était large comme une barrique et son crâne, chauve et rose. Sa face,
affreusement défigurée par la petite vérole, était ornée d’une barbe dans
laquelle une chatte n’eût pas retrouvé ses petits. Il cligna des yeux à la vue
de Thomas.
— Vous êtes venu pour vous mettre à l’ouvrage,
grogna-t-il.
— Non, je vous apporte un message.
— Seulement, il ne faudra pas tarder à vous mettre
Weitere Kostenlose Bücher