L'archipel des hérétiques
d'Anvers.
Mais sous bien d'autres aspects, Pelsaert détonnait dans
la communauté de la VOC en Inde. Alors que ses contemporains mettaient un point
d'honneur à adopter un style de vie aussi éloigné que possible de celui des
populations locales, Pelsaert avait développé une véritable fascination pour
les activités quotidiennes des Indiens, dont il décrivait les mœurs avec un
luxe de détails inouï pour l'époque, dans les rapports qu'il envoyait
régulièrement aux Pays-Bas 28 . Ses relations avec la communauté
indienne débouchèrent, incidemment, sur une série d'aventures qu'il eut avec
des femmes indigènes, et dans lesquelles il s'engagea au mépris de toute
prudence, au point de mettre en danger non seulement le succès de sa mission,
mais sa propre vie.
L'incontrôlable attirance qu'il avait pour les femmes fut
une constante dans toute sa carrière, mais elle fut d'une exubérance
particulière durant ses premières années aux Indes. Il n'était certes pas le
seul à conter fleurette aux belles Indiennes. Peu d'Européennes s'aventuraient
à faire le voyage, et bon nombre de celles qui en prenaient le risque
n'arrivaient jamais à destination, ou mouraient prématurément. On croyait même
que seuls les enfants de couples eurasiens pouvaient survivre, dans un climat
aussi malsain 29 . La plupart des colons hollandais se contentaient
donc d'amours ancillaires 30 , quitte à abandonner leur maîtresse avec
leurs rejetons, lorsqu'ils devaient regagner l'Europe.
Mais, au mépris de toute prudence, Pelsaert allait bien
plus loin que tous ses collègues. Vers les années 1620, par exemple, il eut une
dangereuse idylle avec l'épouse de l'un des seigneurs les plus influents de la
cour moghole d'Agra. Les choses allaient si bon train qu'il ne tarda pas à
inviter sa belle chez lui. Là, le regard de la dame tomba sur une bouteille
d'huile de clous de girofle, un stimulant puissant que l'on n'administrait qu'à
très faibles doses et à des malades gravement atteints. S'imaginant qu'il
s'agissait de quelque vin espagnol, la jeune femme en avala plusieurs gorgées,
et tomba morte aux pieds de Pelsaert 31 . Pour échapper à la colère du
mari, le marchand, catastrophé, dut faire discrètement disparaître le corps en
l'enterrant dans l'enceinte de la colonie hollandaise. Il parvint ainsi à
déjouer les soupçons du seigneur, qui ne sut jamais au juste ce qui était
arrivé à sa femme. Mais le scandale eut au moins une conséquence fâcheuse et
durable pour la VOC : un courtier indigène, un certain Medari, qui avait eu
vent de toute l'affaire, fit chanter la Jan Compagnie, laquelle dut continuer à
rétribuer ses services pendant des années, bien après qu'ils eurent cessé de
lui être indispensables.
Les collègues de Pelsaert désapprouvaient pour la plupart
son intempérance sexuelle, mais ils devaient voir d'un œil plus indulgent son
autre grande passion, l'argent - et ne pas s'offusquer outre mesure des
méthodes qu'il employait pour s'en procurer. Comme la plupart de ses
contemporains, Francisco Pelsaert tenait à s'assurer une part des richesses du
commerce de luxe, et se refusait à vivoter indéfiniment avec son maigre
salaire, tout en engraissant ces Dix-sept Messieurs.
Pour un colon hollandais, la meilleure manière de faire
fortune aux Indes était de faire commerce des épices sous le manteau et pour
son propre compte, en dépit des règlements de la VOC, qui interdisaient
formellement ce genre de trafic 32 . La Compagnie autorisait ses
employés à rapporter dans leurs bagages de petites quantités de poivre ou de
clous de girofle, mais défendait férocement son monopole et ne récompensait que
rarement les initiatives de ses employés. Même après vingt ans de bons et
loyaux services, un marchand qui avait ramené en Hollande des cargaisons
représentant des dizaines de milliers de florins ne pouvait prétendre à un
quelconque avantage. On comprend aisément que la corruption ait sévi de façon
endémique, dans les rangs de ces marchands sous-payés et constamment exposés à
la tentation.
D'ailleurs personne ne songeait à le nier. « Au sud de
l'équateur, les dix commandements cessent d'exister 33 », disait un
dicton populaire, et l'intégrité n'était pas une vertu très répandue, en
Orient. Les effets personnels des membres de l'équipage pouvaient être
fouillés, pour prévenir les importations sauvages d'épices - et ils l'étaient
fréquemment -mais c'était un jeu
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