L'archipel des hérétiques
lesquels il n'avait aucune
autorité, et des compétences de navigateur que seuls possédaient Ariaen et ses
assistants. Mais une fois qu'il disposerait des bras et du savoir-faire
indispensables, Jeronimus, lui, poursuivrait une proie autrement plus
alléchante que le seul plaisir de la revanche. Comme il était bien placé pour
le savoir, les cales du Batavia recelaient des trésors plus fabuleux que
tout ce qu'il pouvait espérer gagner en Orient.
Cornelisz avait donc ses propres mobiles pour fomenter une
mutinerie. Propriétaire d'une officine en faillite, marié à une femme qui lui
était devenue une étrangère et père d'un enfant mort, plus rien ne le retenait
aux Pays-Bas 5 . Sa carrière d'apothicaire était autant dire ruinée
et, en allant chercher fortune aux Indes, il s'était engagé dans une aventure
qui ne lui laissait qu'une chance sur deux de revoir un jour la mère patrie, en
supposant que son entreprise soit couronnée de succès. En tant qu'officier de
la VOC, il avait librement accès à la Grande Cabine, où il avait vu ces coffres
débordant d'argent. Il savait que leur contenu garantirait à celui qui aurait
l'audace de s'en emparer une retraite plus que confortable : il y avait là de
quoi vivre une existence princière pen-dant le restant de ses jours. En outre,
ses théories hérétiques le mettaient à l'abri des scrupules et des
tiraillements de conscience qui auraient assailli un calviniste orthodoxe.
C'était entre autres choses ce qui faisait l'unicité de
Cornelisz. Jusque-là, il eût été inconcevable de voir un officier conspirer
pour s'emparer d'un des navires de la Compagnie. La loyauté des capitaines de
la VOC était au-dessus de tout soupçon - mais, associés, Jeronimus et Ariaen
formaient un dangereux tandem. Ils se mirent en quête d'acolytes au sein de
l'équipage, sans douter une seconde d'y trouver suffisamment d'hommes pour les
seconder dans leurs projets. La révolte grondait de façon quasi permanente,
dans les rangs des soldats et des marins de la Compagnie hollandaise des Indes
orientales.
Il était fréquent que les mauvais traitements, la maigreur
des salaires et les effroyables conditions de vie concourent à pousser
l'équipage à la révolte, mais l'agitation retombait généralement bien avant
d'avoir engendré le genre de soulèvement sanglant que complotaient Cornelisz et
Jacobsz 6 . Les choses se limitaient à un mouvement de protestation de
l'équipage, qui se terminait aussi soudainement qu'il avait commencé, sous la
conduite de leaders issus des rangs des matelots - les meneurs étaient le plus souvent
des étrangers, et non des Hollandais. La rébellion se présentait sous forme de
doléances contre les conditions de vie, ou de préoccupations concernant la
navigabilité d'un vieux navire, éprouvé par les éléments, et dégénérait
rarement en manifestations violentes. Ces mouvements de pro-testation se
résumaient le plus souvent à ce que l'on désignerait aujourd'hui sous le terme
de grève 7 .
Ils se concluaient toujours ou presque par un compromis -
une augmentation des rations, par exemple, ou un adoucissement des mesures
disciplinaires. Lorsque les officiers avaient repris le pouvoir sur le navire,
ils faisaient en principe preuve d'une relative clémence à l'égard d'une
majorité des rebelles. Les meneurs, lorsqu'on parvenait à les isoler, avaient
toutes les chances d'être exécutés, mais les mutins pouvaient pour la plupart
espérer s'en tirer vivants.
Les véritables mutineries, déclenchées par un noyau de
rebelles ayant activement comploté pour prendre la direction du navire, étaient
chose rare. Pour réussir, il fallait minutieusement préparer le soulèvement et
avoir accès aux armes qui se trouvaient sous clé, dans l'armurerie du navire,
située à la poupe. Il fallait aussi pouvoir compter sur la coopération d'un
officier, consentant ou non, qui fut capable de diriger la navigation. Et même
si toutes ces conditions étaient réunies, ce genre de rébellion restait une
entreprise à haut risque, entraînant des conséquences gravissimes pour tous les
participants. En cas d'échec, c'était la mort assurée pour tous les conjurés
actifs et, en cas de succès, les mutins avaient généralement tendance à ne pas
faire de quartier et à passer par les armes la quasi-totalité de l'état-major
du navire, ainsi qu'une bonne partie de l'équipage. Ils savaient en outre que
leurs actes ne leur seraient pas pardonnés
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