L'archipel des hérétiques
navigateur de premier ordre. A quelques exceptions
près, c'étaient des marins aguerris, qui avaient commencé dans le rang et gravi
un à un les échelons. La rudesse de leurs manières et la grivoiserie de leur
humour rendaient parfois leur fréquentation difficile aux plus raffinés des
passagers de la poupe. Evertsz, dont la fonction principale était le maintien
de l'ordre dans l'équipage, devait être un homme coriace, brutal et déterminé.
Dirigeant les cent quatre-vingts matelots du bord, jour après jour, il était
aussi fort bien placé pour repérer les mécontents et constituait donc une
précieuse recrue pour le camp des mutins.
Il semble que ce fut le capitaine qui enrôla Evertsz, et à
son tour, ce dernier recruta d'autres mutins 14 - dont Allert
Janssen, d'Assendelfït, un compagnon de Jacobsz qui avait déjà un meurtre sur
la conscience, aux Pays-Bas, et Ryckert Woutersz, un canonnier fort en gueule,
originaire de Harlingen.
En toute logique, le capitaine et le maître d'équipage
durent bien se garder d'ébruiter le nom de leurs nouvelles recrues. Aucun des
autres mutins ne savait très précisément qui participait au complot. Il est
donc difficile d'évaluer leur nombre. Mais, dans les premiers temps du moins,
les conjurés ne devaient pas être beaucoup plus d'une demi-douzaine.
L'un des aspects les plus inhabituels de ce complot, qui
se tramait sous le nez de Pelsaert, était la diversité des grades et des
milieux dont étaient issus les rebelles. La conjuration étendait ses tentacules
dans tous les secteurs du navire. Contrairement à la plupart des mutineries,
qui étaient le fait d'un petit noyau très homogène et couvaient généralement
dans les rangs des matelots, celle du Batavia s'étendait aux marchands,
aux cadets et aux hommes de troupe. On peut d'ailleurs y voir la signature de
l'intendant adjoint, qui usait de son éloquence et de son pouvoir de persuasion
dans toutes les sphères du navire. Ceux qui se laissèrent suborner par son
charme le décrivirent par la suite comme un « séducteur d'hommes 15 », et il devait avoir une forte influence sur les commis et les assistants
administratifs du bord. Compte tenu de la méfiance réciproque qui opposait
traditionnellement les soldats et les marins de la VOC, on peut supposer que
Cornelisz se soit personnellement chargé de sonder les hommes de l'entrepont
aux vaches.
Coenraat Van Huyssen, le cadet de Gelderland, pourrait
bien lui avoir servi d'entremetteur. Impétueux et hardi, manifestant un net
penchant pour la violence, Van Huyssen et son compatriote Gysbert Van Welderen
furent le fer de lance de la mutinerie, et ce, dès la première heure. Les deux
jeunes jonkers (membres de l'aristocratie hollandaise) prirent aussitôt
l'habitude de dormir avec une arme dans leur hamac. Van Huyssen se vanta même
de tenir à être parmi les premiers à faire irruption dans la Grande Cabine,
l'épée au clair, pour jeter le commandeur par-dessus bord.
C'est peut-être par son entremise que les mutins firent la
connaissance de Pietersz, dit « Coupe-Pier-re », le lance-caporal d'Amsterdam
dont l'autorité sur les troupes du bord faisait pendant à celle d'Evertsz sur
les marins. Tout comme le premier maître d'équipage, Pietersz était une
précieuse recrue, dans les rangs des rebelles. Il pouvait faire le tri entre
les soldats auxquels on pourrait se fier, et les irréductibles, dont il
faudrait se débarrasser une fois l'entreprise menée à bien 16 .
A eux seuls, l'intendant adjoint, le premier maître et le
caporal auraient déjà constitué un triumvirat particulièrement dangereux. Mais,
avec le capitaine à leurs côtés, leur influence s'étendait jusqu'au moindre
recoin du navire et leur autorité était telle que, même si le secret de la
mutinerie avait filtré, le plus brave des hommes du bord aurait hésité à aller
les dénoncer auprès du commandeur. Réunis, leurs chances de succès
étaient écrasantes.
Pour s'emparer du Batavia , les rebelles devaient
commencer par isoler le navire du reste de la flotte 17 , et donc de
toute source potentielle de renforts -c'était la première leçon à tirer des
soulèvements successifs du Meeuwtje , où les mutins avaient fini par
triompher dès que leur navire s'était trouvé isolé des autres bâtiments par la
tempête. Dans le cas du
Batavia , le problème fut aisément réglé. Peu de
temps après que le convoi eut quitté la Baie de la Table, Jacobsz profita des
vents
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