L'archipel des hérétiques
variables qui soufflent au sud du Cap pour laisser subrepticement dériver
le navire et s'écarter du reste de la flotte. Cela n'avait rien que de très
ordinaire. La VOC réunissant dans un même convoi des bâtiments de tailles et de
caractéristiques très disparates, il était courant que certains vaisseaux se
trouvent aisément distancés, et séparés les uns des autres. Nul ne semble avoir
conçu le moindre soupçon, bien que jusque-là et depuis leur départ de Hollande
le Batavia ait navigué de compagnie avec le Buren , un petit
navire de guerre 18 , le vieux Dordrecht, YAssendelft et le Sardarn.
Ensuite, et ce fut sans doute moins aisé, le capitaine et
l'intendant adjoint devaient rassembler un groupe de mutins assez nombreux pour
pouvoir s'emparer du bateau. Sur la Meeuwtje , qui était de dimensions
plus modestes, on avait pu identifier un noyau de quatorze matelots révoltés,
mais à en juger par la suite des événements, il devait y en avoir eu bien
d'autres, qui avaient réussi à passer inaperçus. Sur d'autres indiaman ,
on vit se former des groupes de rebelles d'une soixantaine de membres. Au cours
du premier mois qui suivit leur escale au Cap, Jacobsz et Cornelisz durent
convaincre entre huit et dix-huit hommes 19 de rallier leur camp.
Ayant en face d'eux trois cents hommes neutres ou dévoués à la compagnie, la
proportion des mutins restait insuffisante. Des mesures plus radicales s'imposaient.
Tandis que le capitaine et l'intendant adjoint
réfléchissaient à la conduite à tenir, le Batavia fendait les eaux
glaciales de l'Atlantique en direction du sud. Ce fut Pelsaert lui-même qui
leur apporta un début de solution. Un jour ou deux après leur départ du Cap, le commandeur tomba gravement malade 20 .
Nulle part il n'est fait état de la nature exacte de ce
mal qui le contraignit à garder la chambre pendant des semaines et fut si près
de le terrasser que nul ne s'attendait plus à le voir guérir. Il semble que
Pelsaert ait été victime d'une sorte de fièvre - peut-être une rechute d'une
malaria qu'il aurait contractée pendant son précédent séjour aux Indes. Si le
subrécargue avait succombé, Cornelisz et Jacobsz se seraient retrouvés de plein
droit à la tête du Batavia - sans même avoir à user de la force.
Ainsi, d'avril 1629 au début du mois suivant, à l'insu de
presque tous les passagers du navire, le destin du Batavia reposait
entre les mains de l'un des principaux membres de son équipage, un dénommé
Frans Jansz 21 , qui venait du vieux port de Hoorn, en Hollande
septentrionale.
Ce Jansz était le chirurgien du bord. Il exerçait son art
dans sa minuscule infirmerie, installée dans l'entrepont des canons, un cagibi
large d'à peine plus d'un mètre cinquante. En fait de matériel, il ne disposait
que d'un assortiment de scies chirurgicales, d'un petit coffre de pharmacie et,
puisque tous les chirurgiens de l'époque faisaient aussi office de barbiers,
d'une collection de rasoirs et de cuvettes 22 . Riche de cet
équipement rudimentaire, et avec l'assistance de son adjoint, Aris Jansz, il
était respon-sable de la santé des trois cent trente occupants du navire.
Frans Jansz était sans doute le plus populaire des
officiers du bord, auprès des passagers et de l'équipage. Au cours d'un voyage
des Pays-Bas à Java, un dixième en moyenne de l'équipage périssait, et une
proportion nettement supérieure tombait gravement malade. Si le nombre des
morts et des malades dépassait un certain taux, le navire devenait ingouvernable
et risquait de sombrer avec tous ses passagers. Jansz était donc un précieux
atout, non seulement pour Francisco Pelsaert, mais pour tous les passagers du Batavia qui espéraient survivre assez longtemps pour débarquer aux Indes.
Il serait difficile de dire si le chirurgien du bord
méritait vraiment la confiance que lui témoignait l'équipage, mais on peut
supposer qu'il n'en était rien. Les Dix-sept avaient généralement les plus
grandes difficultés à recruter des médecins compétents. Les dangers du voyage étaient
tels qu'aucun médecin ou apothicaire ayant pignon sur rue ne s'y serait risqué.
Les chirurgiens-barbiers eux-mêmes rechignaient à se laisser convaincre.
A la différence des marchands, l'Orient ne leur offrait
que peu d'occasions de faire fortune et, comme force leur était d'affronter les
mêmes périls que les autres, ceux que l'on parvenait à persuader de prendre ces
risques étaient souvent d'un niveau
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