L'archipel des hérétiques
infliger à
la susdite dame, et celle qui serait la plus infamante aux yeux du comman deur, afin de mieux semer la
confusion à travers sa personne, au moyen du châtiment qui serait prononcé
contre les coupables et leurs complices. Jeronimus suggéra qu'il lui soit fait
une entaille sur les deux joues, au moyen d'un couteau - offense qui ne
pourrait être que l'œuvre d'un seul. Ainsi, la plupart des hommes du bord ne
s'en sentiraient pas les instigateurs. Mais le capitaine était d'un autre avis.
Pour lui, mieux valait y impliquer un plus grand nombre de marins, de sorte que
le commandeur puisse les punir tous sans déclencher une forte vague de
protestations - et si Pelsaert laissait l'affront impuni, il serait toujours
temps de recourir aux entailles 38 . »
Cet étrange complot, unique dans les annales de la vie
maritime, fut conçu en toute hâte, dès le premier jour où l'on vit Pelsaert
émerger de sa cabine. On y subodore le désir de Jacobsz de se venger de cette
femme qui avait repoussé ses avances au large des côtes africaines. La patte du
capitaine, ainsi que celle de sa maîtresse, est clairement discernable dans le
choix de Jan Evertsz dans le rôle de l'agresseur -tout comme dans la tournure
bizarre et humiliante que prit l'agression elle-même 39 , et la
manière dont le maître d'équipage exécuta sa mission.
Us décidèrent de s'emparer de Lucretia au moment où elle
quittait la table du commandeur pour regagner sa propre cabine, le soir
du 14 mai. A cette heure-là, il faisait nuit noire et la majorité de l'équipage
dormait déjà à poings fermés. En un clin d'oeil, Evertsz rassembla autour de
lui quelques hommes déterminés, désireux de participer à l'opération. Certains
d'entre eux, sinon la totalité du groupe, étaient déjà des mutins déclarés. Ils
étaient huit, dont Allert Janssen et Ryckert Woutersz, à se retrouver sur le
gaillard d'avant en début d'après-midi. Le plus âgé était le quartier-maître
Harman Nannings, le plus jeune étant Cornelisz Janssen, un marin de dix-huit
ans, originaire de Haarlem, et mieux connu sous le sobriquet de « Haricot ».
Malgré son jeune âge, sa « tendance innée à la corruption 40 » avait
tout naturellement poussé Evertsz à penser à lui. Tous les autres ou presque
étaient des canonniers, et donc très probablement des amis de Woutersz et
d'Allert Janssen.
La petite « blague » montée contre Creesje 41 remporta l'adhésion enthousiaste du groupe. Un seul de ses membres, un certain
Coraelis Dircxsz 42 , d'Alk-maar, déclina toute participation au
complot, mais il ne fit rien pour le prévenir. À l'évidence, Evertsz avait la
certitude qu'aucun de ses hommes n'aurait l'audace de le dénoncer, et les faits
lui donnèrent raison.
Ils étaient donc huit, sous la conduite du maître
d'équipage. Huit garçons vigoureux - bien plus qu'il n'en fallait, face à une
jeune femme prise au dépourvu. Il était déjà tard lorsque Creesje quitta la
Grande Cabine après le dîner. Sa silhouette se découpa un instant en ombre
chinoise dans la lueur des lanternes qui oscillaient au-dessus de la tablée.
C'était bien elle, sans erreur possible. La porte se referma derrière elle, et
l'on entendit le bruissement de sa robe, puis une soudaine agitation dans le
noir. Elle sursauta et étouffa un hoquet de surprise en sentant des mains
s'emparer d'elle et l'entraîner vers le pont. Des yeux hostiles brillèrent
derrière les masques qui cachaient les visages. Comme elle tombait à la
renverse, sans comprendre, ils lui prirent les jambes et la traînèrent de
l'autre côté du pont, vers un coin sombre et peu fréquenté de la galerie. Ses
jupons furent retroussés sans ménagement, tandis que des mains calleuses la
pétrissaient. D'autres lui enduisirent le visage d'une substance visqueuse et
malodorante. Il ne lui fut infligé aucune blessure. Elle ne poussa pas un cri
et l'agression ne dura qu'un instant - quelques secondes, tout au plus. Elle se
retrouva bientôt seule sur le pont, frissonnant, recroquevillée contre le
bastingage. Sa robe était souillée, et on lui avait barbouillé le visage, les
jambes et le sexe d'un mélange de goudron et d'excréments.
La nouvelle fit rapidement le tour du navire. Il n'était
rien arrivé d'aussi sensationnel depuis l'échouage du Batavia sur les
bancs de Walcheren, et pendant des semaines, l'événement dut être le principal
sujet des conversations. Conformément aux prévisions de Cornelisz et
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