L'archipel des hérétiques
social et professionnel médiocre.
En fait, sur bon nombre de retourschepen, les
difficultés que l'on pouvait rencontrer pour obtenir de se faire soigner
décemment se trouvaient aggravées par les risques inhérents à la fonction de
chirurgien.
Confinés dans leur minuscule dispensaire, côtoyant
constamment des malades et des mourants, les chirurgiens qui exerçaient en mer
souffraient d'un taux de mortalité considérablement plus élevé que celui de
leurs confrères terriens. Malgré la présence à bord d'au moins deux barbiers,
il n'était pas rare de les voir succomber l'un après l'autre, au cours d'un
voyage. C'était en ce cas un matelot totalement non initié qui se voyait
contraint de s'improviser chirurgien. Même s'il n'avait pas la moindre idée de
la manière dont il fallait saigner un patient ou amputer un membre broyé, il
devait s'en dépêtrer du mieux qu'il pouvait.
Sur les navires tels que le Batavia , qui avaient la
chance de garder leurs barbiers et chirurgiens bien vivants, la qualité des
soins pouvait être relativement bonne. Les chirurgiens du xvu e siècle avaient un avantage de taille sur les médecins et les apothicaires de
leur époque, qui étaient pourtant en principe leurs supérieurs : c'étaient de
véritables praticiens 9 qui tiraient leur savoir-faire de leurs expériences.
Affranchis des douteux principes de Galien, qui étaient la
poutre maîtresse de toute la théorie médicale, les chirurgiens savaient
généralement réparer les os brisés et traiter le lot ordinaire des blessures du
bord. À l'évidence, certains travaillaient avec une grande conscience
professionnelle et faisaient l'impossible pour leurs patients. Une poignée
d'entre eux passaient même des examens spéciaux 24 pour apprendre à
soigner tout l'éventail des blessures qui pouvaient advenir sur un navire : «
Fractures, luxations, blessures par balles, traumatismes crâniens, brûlures,
gangrène, etc. » 25
Voici un extrait des notes laissées dans son journal par
Jan Loxe 26 , un chirurgien qui exerça sur mer un peu plus tard, au
cours du xvn e siècle :
« Le matin, dès la première heure, il faut préparer les
médicaments administrés par voie orale, et donner sa dose à chaque patient.
Puis nous devons scarifier, nettoyer et soigner les blessures sales et malodorantes,
avant de les panser - ainsi que les ulcérations. Puis nous devons bander les
membres raidis et enflés des malades atteints du scorbut. A midi, nous devons
aller chercher, puis servir les repas de quarante, cinquante voire soixante
personnes - et de même le soir. Et qui plus est, nous devons rester sur pied
pendant une partie de la nuit, pour soigner d'urgence les patients dont le mal
s'aggrave subitement, et ainsi de suite. »
La première qualité d'un chirurgien était donc une
résistance à toute épreuve. Il devait être aussi d'une vigueur peu commune,
pour pouvoir immobiliser les patients qu'il lui fallait amputer sans anesthésie 11 .
Mais, comme tous ses collègues officiant sur mer, Jansz connaissait les
rudiments de l'art de Cornelisz, qu'il appliquait de manière expérimentale.
Frans Jansz dut trouver de quoi soigner Pelsaert, dans le coffre à pharmacie
que l'apothicaire des Dix-sept avait fait embarquer à Amsterdam.
Un coffre d'apothicaire comprenait ordinairement trois
tiroirs, chacun subdivisé en petits comparti-ments rectangulaires contenant les
produits pharmaceutiques de l'époque - environ deux cents préparations 28 .
Pour soigner le commandeur, Jansz eut peut-être recours à une thériaque,
que l'on administrait aux patients atteints de malaria environ deux heures
avant la crise, pour les fortifier en vue de l'épreuve à venir 29 . Le
Mithridatium, un contrepoison originaire de Perse et vieux de deux mille ans,
était supposé neutraliser le venin et soigner tous les maux, ou presque.
D'autres tiroirs contenaient du « baume égyptien », une pommade antiseptique à
base de sel d'alun, de cuivre et de mercure ; la « poudre de momie », un remède
réputé souverain et une variété d'huiles et de sirops renforcés d'extraits de
fruits et d'épices, telles que la cannelle, le camphre, l'aloès, la myrrhe ou
l'extrait de rhubarbe 10 .
Comme l'explique L'Assistant du chirurgien, un
manuel anglais contemporain, la gamme de ces médicaments n'avait rien
d'excessif, puisqu'« en dépit de leur nombre et de leur diversité qui peut
sembler fort grande, on aimerait en avoir une bonne quarantaine de
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