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L'armée perdue

L'armée perdue

Titel: L'armée perdue Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Valerio Manfredi
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de force qu’il parut les arracher à leur sommeil de pierre. En passant près du bûcher crépitant, près du tourbillon d’étincelles qui s’élevait vers le ciel, près des visages plongés dans la lumière rouge du feu, je compris que ce dernier cri était censé atteindre le général Ménon dans le monde souterrain des morts.
    Je me promenai dans le campement, la tête couverte, et captai des fragments de conversations, des mots qui se superposaient à des gémissements, des appels, des quintes de toux. La voix de l’armée, cette voix à la fois unie et discordante, harmonieuse et dissonante, qu’on entendait de loin, prenait à présent des accents humains et animalesques. C’étaient des imprécations, des exclamations de colère, de peur, de mélancolie. Des cris bestiaux, le halètement des corps enlacés dans l’orgasme d’un amour qui confinait désormais avec la mort.
    Je regagnai ma tente, encore vide : Xéno veillait, s’employant avec les autres généraux à trouver une issue à cette situation inextricable, maintenant que notre longue marche semblait avoir atteint son épilogue.
    Il rentra, le visage sombre, découragé. Je compris aux quelques mots que je parvins à échanger avec lui que Sophos ne songeait plus à insuffler à ses soldats la volonté de vaincre, mais qu’il était enclin à les conduire vers une mort glorieuse.
    « Il faut que tu leur donnes l’espoir de la victoire, ou plutôt la certitude ! Tu es le général en chef, par Hercule ! lui avait crié Xéno.
    — Bien sûr, avait répondu Sophos. C’est ce que je ferai. »
    Mais les généraux étaient tous persuadés qu’il se préparait à la mort plutôt qu’à la victoire.
    Xéno se recroquevilla sur sa couche et attendit en silence le sommeil. Je restai à l’extérieur, assise sur une pierre.
    Un instant, j’eus l’impression de voir flotter un pan de tissu blanchâtre, le fantôme d’une silhouette incertaine, fuyante. Les morts venaient nous chercher…
    Or il se produisait pendant ce temps-là un événement imprévisible.
    Comme je l’appris plus tard, les deux officiers – l’un se nommait Amphicratès et l’autre Archagoras – qui avaient été entraînés par le courant s’étaient débattus de toutes leurs forces pour échapper aux eaux tourbillonnantes et aux énormes rochers qui se dressaient à chaque anse, provoquant de formidables turbulences. Plus d’une fois, ils avaient tenté de s’agripper l’un à l’autre, mais la force du courant les avait séparés, tandis que le poids de leurs armures les entraînait vers le fond. Ballottés de part et d’autre, ils se blessaient contre les pierres et les éperons rocheux, et souffraient du froid qui les pénétrait jusqu’aux os.
    Alors que, à bout de forces, il s’abandonnait à l’étreinte mortelle de la rivière, Archagoras aperçut un arbre qui s’était abattu dans l’eau. C’était un gros chêne que les racines maintenaient encore à la rive mais qui ne tarderait pas à être emporté par le courant. L’officier l’atteignit tant bien que mal et s’y agrippa.
    Au même moment, Amphicratès, son camarade, qui avait entrevu lui aussi le salut, lui saisit le pied.
    S’accrochant plus solidement, Archagoras aida Amphicratès à monter sur ses épaules et à se hisser sur le tronc. Il y grimpa à son tour avec l’aide de son ami.
    Ils sautèrent à terre au moment même où les racines du chêne cédaient et où l’arbre était entraîné dans un bouillonnement d’écume. Puis, après s’être ressaisis, ils longèrent la rive pour regagner le campement avant que l’armée s’ébranlât.
    Seuls en un territoire inconnu, il leur fallait se battre contre le temps. Ils marchèrent, les dents serrées, surmontant les souffrances que leurs contusions et blessures leur causaient à chaque pas. Ils marchèrent en dépit des crampes, de la faim et du froid, du vent qui glaçait leurs vêtements trempés, mus par leur volonté de retrouver leurs compagnons.
    Puis l’aube grise éclaira l’étendue des montagnes et des bois, et la rivière fit entendre sa voix du fond de la gorge rupestre où elle se jetait avec fureur. Archagoras et Amphicratès se penchèrent et virent que cette gorge engendrait un reflux qui élargissait le lit de la rivière en amont, formant un lac tranquille parcouru en son milieu par un courant rapide. Le reflux avait accumulé un dépôt de sable et de gravier qui ralentissait le débit des

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