L'armée perdue
moi non plus, affirma le premier.
— Un instant, écoutez, intervint Timasion. Les Cardouques savent très bien que nous les taillerons en pièces s’ils descendent de leurs montagnes. Mieux, c’est exactement ce que nous souhaitons. Ainsi, nous mettrons fin définitivement à leur interminable persécution. Et puis, ici, la vallée est très large et ils ne peuvent pas nous bombarder avec leurs pierres. Le vrai problème, ce sont les autres.
— Et la rivière ? La rivière aussi est un problème.
— Exact, répliqua Timasion. D’après le conseil de l’état-major, il convient de la guéer, d’attaquer et de mettre nos ennemis en fuite avant que les Cardouques se décident à agir. Lorsque nous aurons la rivière dans le dos, les sauvages ne nous ennuieront plus.
— Quand ?
— Maintenant. Nous attaquerons après le déjeuner. Nous avons besoin de toutes nos forces. »
Timasion poussa son cheval vers le campement. La trompette annonçait que le repas était prêt.
« Bien, on déjeune, on traverse, on massacre l’ennemi et on se remet en route. Facile ! Oui, facile à dire. Mais l’eau est-elle profonde ?
— Voyons », répondit le second officier. Il sauta à terre et descendit vers la rivière, suivi de son compagnon. Se protégeant derrière leur bouclier, ils avancèrent tous deux dans le courant. Les Arméniens, qui se tenaient à distance, ne leur prêtèrent guère attention. Sans doute étaient-ils avertis.
Je l’imaginai moi aussi. Je criai : « Attention ! » Au même instant, le premier glissa et fut emporté par le courant. Le second dérapa en essayant de le rattraper et je les vis se débattre parmi les flots tourbillonnants, tentant désespérément de s’accrocher à une prise. Leurs chevaux hennirent, piaffèrent et s’élancèrent derrière eux, leurs rênes entre les membres.
Je m’écriai : « Aidez-les ! Par ici ! De ce côté ! » Des soldats poussèrent leurs montures à toute allure le long de la rive. Mais ils s’immobilisèrent bientôt, résignés à un sort inéluctable.
Après le déjeuner, l’armée se disposa en colonne sur un front de cinquante hommes et se dirigea lestement vers la rivière. Quelques guerriers demeurèrent au campement pour les couvrir, les Cardouques continuant de crier et de souffler dans leurs cors. Ils semblaient se multiplier d’instant en instant.
Sophos était peut-être au courant de la noyade des deux officiers, mais il n’y avait pas d’autre alternative, et l’armée avança. La tête de la colonne pénétra dans la rivière et eut grand-peine à garder son équilibre, car le fond était recouvert de rochers glissants. Les soldats s’aperçurent bientôt qu’ils avaient de l’eau au-dessus de la poitrine ; de plus, le courant impétueux heurtait leurs boucliers qu’il devint difficile de tenir. Quelques soldats posèrent le leur sur leur tête, mais les Arméniens lancèrent aussitôt une pluie de flèches, et ils durent les baisser pour se protéger. J’avais devant les yeux une armée qui se battait contre une rivière, mais c’était une lutte inégale du fait de la violence des tourbillons et de l’eau glacée. Peu après, la trompette sonna la retraite et les nôtres se replièrent en emportant les blessés et en appelant les chirurgiens à tue-tête.
Nous étions piégés. Nos ennemis n’avaient plus qu’à patienter. Les Cardouques commençaient à descendre. Les Arméniens demeuraient immobiles.
La journée s’écoula dans un sentiment d’impuissance, voire de désespoir.
Lystra, au moins, pouvait se reposer et récupérer des forces. Mais où était Mélissa ? Je la cherchai à la tombée du soir, voyant de jeunes prostituées suivre les soldats qui les conduisaient par la main sous leur tente. Les guerriers sentaient peut-être la fin venir et voulaient jouir de l’amour une dernière fois. Vers minuit, des Thessaliens et des Arcadiens se rassemblèrent autour du bivouac et, après avoir dîné, se mirent à chanter.
C’étaient les hommes de Ménon de Thessalie. Ils étaient dotés de voix puissantes et graves qui évoquaient les vallées et les montagnes de leurs terres. Je ne saisissais pas les paroles, mais l’harmonie de leurs chants était si intense, si poignante, que j’en eus les larmes aux yeux. Soudain, le chant enfla et les voix se fondirent en une seule qui s’unit un instant au cri solitaire de la trompette. L’écho retentit sur les montagnes avec tant
Weitere Kostenlose Bücher