L'armée perdue
futurs massacres, au milieu d’une foule endormie. Le dernier son que j’entendis fut la voix d’un fleuve, le bouillonnement d’eaux impétueuses parmi des rochers et des ravins rupestres. Le vent…
Le vent avait changé.
Le froid me réveilla. Je constatai que mes pieds dépassaient de la couverture, et me redressai pour les couvrir. Xéno n’était plus là, et le cintre qui portait son armure était vide.
Je tendis l’oreille et perçus un bruit étrange, un bruissement confus et, au loin, des hennissements, des ébrouements, ainsi que des sonneries de cor plaintives.
Les chiens aboyaient en rôdant dans le campement.
Je bondis sur mes pieds, m’habillai et sortis. Un groupe d’officiers galopaient le long de la crête qui bordait la plaine, vers le nord. Non loin de là, les généraux, Xanthi, Cléanor, Agasias, Timasion et Xéno étaient réunis autour de Sophos, armés, les mains resserrées sur leur lance, leur bouclier posé au sol. Ils tenaient conseil.
Je remarquai que les guerriers indiquaient quelque chose et je pivotai à mon tour : les sommets des montagnes qui se dressaient derrière nous fourmillaient de Cardouques. Ils agitaient leurs piques et soufflaient dans leur cor une colère implacable.
« Ils ne s’en iront donc jamais, dit un soldat. Nous les aurons toujours sur le dos.
— Alors attendons-les et affrontons-les une fois pour toutes, répondit un autre.
— Ils ne viendront pas, ils resteront sur leurs cimes et se contenteront de nous frapper de loin, de rouler des pierres, de tendre des embuscades. Ils ont compris le refrain, ils effectuent des actions rapides pour éviter de se faire prendre.
— Regardez ! Que se passe-t-il de ce côté ? » cria un quatrième homme.
De nombreux guerriers couraient vers la crête où les officiers à cheval s’étaient immobilisés, le regard fixé droit devant eux. Je les suivis en emportant une outre, comme si je voulais la remplir au torrent. Le spectacle qui s’offrit à mes yeux me glaça le sang : devant nous, une rivière traversait la vallée d’ouest en est ; le torrent qui coulait à côté du campement s’y jetait. De l’autre côté se tenait une armée alignée !
Ce n’étaient pas des bergers sauvages, c’étaient des guerriers couverts de lourdes armures, des fantassins et des cavaliers dotés de cuirasses et de jambières en cuir, de casques coniques à panache en crins noir et ocre.
Ils étaient des milliers.
Leurs chevaux massifs piaffaient en soufflant des nuages de vapeur.
Nous étions piégés, coincés entre les montagnes et la rivière impétueuse, une horde de guerriers implacables derrière nous et, en face, une armée puissante postée sur la rive opposée. Ils étaient arrivés juste à temps pour nous interdire le passage, et les Cardouques, que nous croyions avoir laissés derrière nous, étaient plus nombreux et plus aguerris que jamais. Comment était-ce possible ? Qui avait déplacé ces deux armées de nations ennemies avec autant de synchronisme ? Mille soupçons se pressaient dans mon esprit. Je fus saisie d’un sentiment angoissant d’impuissance. Peu importait désormais que les généraux eussent partagé mes pensées. Seuls les dieux, si tant est qu’ils existent et s’intéressent à nous, auraient pu nous arracher à l’impasse dans laquelle nous nous trouvions.
Non loin de moi se tenaient deux officiers à cheval. Leur visage sombre, leurs capes agitées par le vent se détachaient contre le ciel trouble. Leur discours reflétait mes pensées.
« Cette fois, nous n’avons pas d’issue.
— Tais-toi, ça porte malheur. Mais qui sont ces soldats ? Ni des Perses, ni des Mèdes, ni des Assyriens.
— Ce sont des Arméniens.
— Comment le sais-tu ?
— Le chef de bataillon l’a dit.
— Nous avons des armes plus efficaces et plus lourdes.
— Mais nous sommes talonnés par les Cardouques, prêts à se battre jusqu’au dernier homme.
— Nous aussi.
— Oui. Nous aussi. »
Timasion de Dardanos arriva au galop.
« Que faisons-nous, général ? interrogea le premier officier.
— Ce n’est pas aussi terrible que cela le paraît.
— Ah non ?
— Non.
— Qui l’a dit ?
— Le général Cheirisophos.
— Qui a un certain sens de l’humour, tout le monde le sait…
— De surcroît, c’est un Spartiate. Les Spartiates aiment les situations désespérées. Cela ne me dit rien de bon, déclara le second officier.
— À
Weitere Kostenlose Bücher