L'armée perdue
m’être trompée dans mon jugement car nous affrontâmes des marches extrêmement dures, exigeant des efforts surhumains. Nous avancions avec de la neige jusqu’à la ceinture, et nos chaussures de fortune trempées nous transmettaient une sensation de froid contre laquelle il était impossible de lutter. Nous étions contraints de nous arrêter de temps à autre, de les sécher, voire d’en changer.
Il fallait aussi aider les bêtes de somme à se relever, car elles s’enfonçaient et s’empêtraient dans la neige.
Tantôt le soleil filtrait à travers les nuages, tantôt il resplendissait au milieu d’un ciel couleur de lapis-lazuli : son reflet sur l’étendue immaculée était alors si violent que nous devions placer une bande de gaze sombre sur nos yeux pour éviter de perdre la vue. À la tombée du soir, le grésil réapparaissait, aiguilles de glace fine poussées par un vent inclément, qui nous harcelait pendant des heures. De nombreuses filles furent atteintes de fortes fièvres et de toux qui les emportèrent dans la tombe, où les suivirent plus d’un homme.
Aucun corps ne fut abandonné aux animaux sauvages. Xéno y veilla, mû par son profond sentiment religieux et par le respect qu’il éprouvait envers ses compagnons. Il leur donna une sépulture et des funérailles sous forme d’un rite simple, réduit à l’essentiel. Les femmes reçurent les larmes et le dernier baiser de leurs amies, les hommes le hurlement des guerriers, lances dressées sur fond de nuages noirs, leur nom crié à dix reprises, lancé vers les cimes impassibles et immaculées, reproduit par l’écho jusqu’à ce qu’il se perdît dans l’immense solitude de ces terres désolées.
Quand nous rencontrions un village sur notre route, nous nous ravitaillions en nourriture et en fourrage et nous y abritions contre les intempéries. Un jour, nous nous présentâmes avec un jeune soldat gravement blessé par un ours durant la chasse. La bête lui avait déchiré l’épaule avec ses griffes, la plaie suppurait et la fièvre le faisait délirer. Nous savions qu’il mourrait si nous ne lui trouvions pas une couche plus confortable que la claie sur laquelle nous l’avions installé.
C’était un beau blond aux yeux bleus, aux cils et aux sourcils foncés, qui répondait au prénom de Démétrios. La fille du chef du village s’occupa elle-même de lui, elle lui changea ses pansements et appliqua sur sa plaie des remèdes indigènes. Sans doute s’était-elle éprise de lui : lorsque vint le moment de repartir, elle nous pria de le lui laisser. Sophos réunit les autres généraux afin d’entendre leur avis, puisque abandonner un Grec au milieu des Barbares constituait, selon certains, une trahison. Ils conclurent que c’était aussi la seule possibilité de lui sauver la vie, et nous nous remîmes en route sans lui.
Je me suis souvent demandé ce que ce garçon était devenu, s’il avait survécu, s’il était tombé amoureux de la fille du chef : elle était jolie, dotée d’un beau corps, d’une poitrine opulente et ferme, de profonds yeux noirs et de ce regard qu’ont les femmes qui aiment l’amour. Je voulais penser qu’il guérirait, épouserait la jeune fille et aurait des enfants courageux et forts. Mais je savais que le destin des hommes ne tient qu’à un fil, et que le caprice du hasard tantôt nous élève au sommet de la bonne fortune, tantôt nous précipite dans la misère la plus noire, voire dans la mort.
Au fur et à mesure que nous avancions vers le nord, la chaîne montagneuse qui se dressait devant nous quand nous suivions l’Araxe s’effaçait, laissant la place à un autre massif montagneux, composé de vallées profondes et revêtu d’arbres aussi pointus que la cime des monts.
Xéno estima que c’était un bon signe : nous virerions bientôt vers l’ouest, trouverions des lieux habités et des guides en mesure de nous conduire à notre destination.
Je m’attendais pour ma part à d’autres ennuis, d’autres mésaventures et peut-être même à une mort amère.
La vérité, que j’avais depuis longtemps devinée sans en comprendre les causes, m’apparaissait maintenant dans toute sa férocité. Ce qu’il restait de notre armée devrait encore se battre contre l’empire du Grand Roi et la puissance de Sparte qui souhaitaient sa mort ou sa dispersion aux quatre coins du monde, si loin qu’elle ne pourrait jamais rentrer.
Elle était censée vaincre ou
Weitere Kostenlose Bücher