L'armée perdue
inouïe et les cinq bataillons se jetèrent à l’assaut des indigènes.
Ceux-ci réagirent avec acharnement, blessant et tuant bon nombre des nôtres. Mais leur front fut brisé en cinq points, tandis que le cri de guerre retentissait par vagues successives, animé d’une énergie qu’aucun homme n’imaginait posséder encore. Au terme d’un dur affrontement, nos ennemis, pris de panique, commencèrent à céder, perdant cohésion et courage.
Quand se turent enfin les hurlements, les sonneries de trompettes et les sons pénétrants des flûtes, le cercle des indigènes était divisé en cinq tronçons. Les bataillons de Sophos et des autres généraux se lancèrent alors à l’assaut des positions dominantes, protégés par les attaquants thraces et tribaux de l’arrière-garde qui tiraient des projectiles de toutes sortes et suivaient à reculons l’avancée vers la crête.
L’incroyable entreprise fut menée à son terme. Au bord du cratère, les Dix Mille poussèrent leur cri de victoire. Après pareil exploit, plus personne n’oserait les attaquer.
À bout de souffle, Xéno s’approcha de Sophos : « Tu as vu tes hommes ? Tu les as vus ? Ne méritent-ils pas d’avoir la vie sauve, quelles qu’en soient les conséquences ? »
Sophos garda le silence un moment. Il balayait les lieux d’un regard abasourdi, comme s’il se réveillait d’un cauchemar, puis déclara : « Tu as raison, écrivain. Rebroussons chemin quoi qu’il arrive, ramenons ces soldats chez eux. »
Personne ne se retourna, sachant combien la vue des soldats demeurés au fond du cratère ou le long des pentes, blessés ou mourants, et celle des filles englouties par cette tempête de sang, de fer et de glace, renversées sur la neige sanglante, serait insupportable.
Nous nous remîmes en marche et nous traînâmes vers un groupe de villages abandonnés, où nous pûmes nous arrêter et nous reposer.
À la tombée de la nuit, Xéno me rejoignit et m’étreignit. Il me demanda :
« Dis-moi la vérité, comprenais-tu vraiment la langue de ce Barbare ?
— Non. Mais je savais que cette phrase ranimerait le courage de Sophos et de tous les guerriers. C’est toi qui m’as raconté l’histoire du roi Léonidas aux Portes ardentes, l’aurais-tu oublié ? »
Xéno me dévisagea, incrédule.
27
Nous reprîmes notre route le lendemain. Les officiers chargés d’établir un nouvel itinéraire décidèrent de marcher vers le nord pendant une dizaine de jours et de bifurquer ensuite vers l’ouest. Ainsi, nous atteindrions la mer, pensaient-ils. Ils comptaient demander de l’aide à des guides : nous rencontrerions des populations qui ne nous connaissaient pas et qui nous seraient peut-être moins hostiles.
Les attaquants légers cheminaient en tête, suivis de l’infanterie lourde puis des bêtes de somme et des femmes. L’arrière-garde fermait la marche, menée comme toujours par Xéno.
J’appris avec joie que Mélissa avait eu la vie sauve. Au bout de plusieurs jours, je me rendis compte qu’elle m’évitait : nul doute, elle craignait ma rancœur. Aussi lui fis-je savoir par l’intermédiaire d’une de nos camarades que je l’attendrais à la halte du soir, au centre du campement.
Elle se présenta la tête couverte d’un voile, les pieds enveloppés dans des chaussures en peau de mouton que resserraient des liens de cuir. Qu’étaient devenues ses précieuses et élégantes sandales ? Où avait-elle laissé ses onguents et ses fards ? Je m’aperçus qu’elle avait le nez et les joues rougis par le froid, les cheveux ébouriffés, les lèvres gercées, les mains enflées. Mais son regard était toujours aussi lumineux, ses lèvres et sa voix aussi sensuelles.
« Tu ne me pardonneras jamais…, commença-t-elle.
— Ne dis pas de bêtises. Je ne m’attendais à aucun acte d’héroïsme de ta part. Tu as fait ce que tu as pu. En fin de compte, nous avons obtenu ce que nous désirions : nous rebroussons chemin, Mélissa, nous finirons par atteindre la mer, nous reverrons le printemps, nous sentirons la caresse tiède du vent et le parfum des fleurs sur notre visage et sur nos bras. Nous devons seulement nous armer de force et de courage. Le plus dur est derrière nous, tout du moins je l’espère. »
Mélissa se jeta à mon cou, en pleurs, et m’étreignit longuement. Puis elle sécha ses larmes et s’en alla.
Au cours des jours suivants, j’eus souvent l’impression de
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