L'armée perdue
impressionnantes. On les engraissait à l’aide de noix particulières : elles étaient immangeables, crues, mais excellentes une fois grillées ou bouillies.
Ces adolescents, plus larges que grands, avaient la peau très blanche et semée de tatouages aux couleurs vives, que recouvrait une épaisse couche de graisse. Ils évoquaient des offrandes pour les dieux, des talismans censés attirer à leur peuple les faveurs de la nature, et ne semblaient bons à rien. Les hommes, en revanche, étaient fort actifs et d’une certaine façon envahissants. Pareils à des animaux, ils essayaient de s’unir avec nos filles devant tout le monde. Mélissa était la plus convoitée, et de féroces bagarres auraient sans doute éclaté si les interprètes et les guides locaux ne s’étaient pas interposés et n’avaient pas fourni aux uns et aux autres les explications opportunes.
Xéno estima que c’étaient les peuples les plus barbares qu’il eût jamais rencontrés : ils faisaient en public ce que les Grecs faisaient dans la solitude, par exemple coucher avec une femme ou faire leurs besoins, et dans la solitude ce que les Grecs faisaient en public, par exemple parler ou danser.
J’en vis moi-même plus d’un danser et discourir tout seuls, et cela me fascina. C’était un peuple à l’état naturel, sans malice ni hypocrisie, mais non moins féroce. J’en conclus que la férocité est naturelle aux êtres humains et aux hommes en particulier, même si les femmes n’en sont pas exemptes. Les récits de Ménon de Thessalie à propos des tortures que la reine mère avait infligées à ceux qui s’étaient vantés d’avoir tué son fils m’avaient remplie d’horreur.
Nous étions donc en possession de vivres, d’un butin et de bêtes de somme. La situation de l’armée avait changé. Je m’aperçus que Sophos, le général Cheirisophos ainsi que Xéno l’appelait, s’était comme évanoui dans le néant. Il avait choisi des tâches secondaires, telles que la recherche de vaisseaux. Il n’apparaissait plus dans les réunions publiques, ne se montrait plus à la tête des troupes. On aurait dit qu’il voulait se cacher, comme s’il n’avait plus de tâche à accomplir. Peut-être entendait-il disparaître brusquement ainsi qu’il était apparu. Peut-être nous réveillerions-nous un matin et constaterions-nous qu’il n’était plus parmi nous.
J’aurais aimé interroger Xéno à ce sujet, mais nous n’en parlions plus depuis qu’on m’avait surprise en train de fouiller les affaires de Sophos. C’était étrange, d’un certain point de vue, puisque mon geste avait fait précipiter la situation et contraint Sophos à prendre des résolutions dont il était convaincu en son for intérieur. Je comprenais toutefois. J’étais intervenue dans une situation délicate, secrète et dangereuse, et il importait que personne ne le sût. Le moindre mot de ma part à ce propos eût constitué un danger.
Nous atteignîmes une ville habitée par des Grecs. Située sur la côte, elle se nommait Cotyôra, et si mes souvenirs sont bons, dépendait de Sinope, elle-même bâtie par une autre cité grecque.
Xéno ne parvenait plus à dissimuler ses intentions de fonder une colonie. Je savais qu’il ne regagnerait pas sa cité, car il s’était battu dans le camp des perdants : en admettant qu’on l’eût autorisé à y rentrer, sa sécurité ne serait jamais garantie, il n’obtiendrait jamais de charge gouvernementale ni de commandement militaire, ne serait jamais tenu en considération et ne jouirait d’aucun respect. Naturellement, il préférait la mort à pareille éventualité. Fonder une colonie ferait de lui le père d’une nouvelle patrie, lui permettrait d’entrer dans la légende, d’être immortalisé dans des statues et des inscriptions sur les places publiques, non seulement dans la nouvelle cité, mais aussi, peut-être, dans sa ville d’origine. Ce serait un rachat complet. D’après ce que je savais, sa patrie était prête à oublier les travers de ses enfants lorsque, établis au loin, ils ne constituaient plus aucun danger ; mieux encore, lorsqu’ils créaient une nouvelle communauté entretenant avec la cité mère des relations particulières, honorant son souvenir.
Un tel projet eût été également avantageux pour les soldats. Nombre d’entre eux étaient des hommes sans racines qui partaient à l’aventure en vendant leur épée au plus offrant. Ceux qui avaient une
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