L'armée perdue
éprouve, devant la mer, non seulement de la peur, mais aussi de l’attirance, le désir de savoir ce qu’elle cache sous son étendue, de connaître les îles et les peuples qui embrassent ses ondes, son début et sa fin, de déterminer si elle est un golfe du grand fleuve Océan qui entoure toutes les terres, au-delà duquel on ignore ce qui existe.
La nuit où nous établîmes le campement près du port, deux officiers du contingent grec désertèrent, prenant la fuite à bord d’un navire. Peut-être avaient-ils compris qu’on ne tarderait pas à dépasser le point de non-retour. Ils avaient été envahis par une angoisse irrépressible, par la seule peur capable de défaire ces soldats indomptables : la peur de l’inconnu.
Cyrus déclara qu’il avait le pouvoir de lancer à leurs trousses ses vaisseaux les plus rapides et de les débusquer là où ils chercheraient refuge, d’anéantir leurs familles qu’il tenait en otage dans une cité de la côte. Mais il ne le ferait pas : qu’ils partent donc, il n’entendait retenir personne contre sa volonté. Cependant, il n’oublierait pas ceux qui lui resteraient fidèles. Une réaction habile : elle donnait aux soldats l’illusion qu’ils disposaient d’une issue dans le cas où ils décideraient d’abandonner une aventure qui s’annonçait à chaque pas plus risquée. Ils remâchaient toujours les mêmes pensées : n’ayant aucune considération pour le contingent asiatique qui cheminait à leurs côtés, ils n’avaient confiance qu’en eux-mêmes. Mais la perspective de marcher contre le Grand Roi les amenait immanquablement à se dire qu’ils seraient treize mille à défier le plus grand empire de la Terre.
Habituée depuis ma naissance à mon petit village, aux sentiments modestes et modérés de mon peuple – l’attente des récoltes, la peur de la sécheresse ou des gelées tardives, des épidémies qui déciment les troupeaux, les mariages, les naissances et les enterrements –, je fus intriguée, lorsque je m’unis à Xéno et à ses compagnons de voyage, par les sensations qui devaient assaillir ces hommes, contraints chaque jour à affronter la mort. Que ressentaient-ils au fond de leur cœur ? Comment supportaient-ils l’éventualité de ne plus voir le soleil du lendemain, ou de devoir agoniser lentement ?
Après avoir traversé le mont Amanus et détruit une garnison ennemie, l’armée atteignit mon groupe de villages, et c’est alors que je rencontrai Xéno au puits.
Dès lors, je fus moi aussi en proie à des sentiments extrêmes, angoisses nocturnes et brusques sursauts. Le monde des soldats devint mon monde.
Puis Cyrus se résolut à dévoiler son jeu. Les soldats s’y attendaient depuis longtemps et s’étaient donc habitués à cette idée. Il ne fut pas difficile pour le jeune et séduisant prince de les convaincre définitivement de le suivre. Il leur garantit le paiement immédiat d’une somme équivalente à la valeur de cinq bœufs, ainsi que de plus grandes richesses en cas de victoire.
Cinq bœufs. Je connaissais bien ces animaux aux grands yeux aqueux et au pas pesant. À ce prix, les soldats de Cléarque troquaient leur droit de vivre contre l’éventualité d’une mort prochaine. C’était leur métier, leur destin, ils n’avaient rien d’autre à échanger ou à mettre dans la balance.
En réalité, ils ne craignaient pas la mort : ils l’avaient toujours côtoyée. Ils redoutaient les atroces souffrances et les monstrueuses tortures qu’il leur faudrait supporter s’ils tombaient en vie aux mains de leur ennemi, l’esclavage et les mutilations.
Comment échappaient-ils à la folie ? Je me suis souvent interrogée à ce sujet. Comment pouvaient-ils faire face, sans perdre la raison, aux fantômes sanglants de leurs camarades ou des hommes qu’ils avaient massacrés, qui ressurgissaient dans leurs songes ?
En vivant ensemble. Côte à côte. En marche, en ligne de combat, près du feu du bivouac. Certaines nuits, je les entendais chanter. Un chant grave, parfois semblable à une plainte, un son solennel, choral, qui enflait au fur et à mesure que d’autres voix s’y unissaient. Puis ce chant laissait place au silence, brisé à son tour par une voix solitaire, la voix limpide de l’un d’eux, celle qui était la plus apte à traduire leur angoisse, leur courage cruel et sans espoir, leur mélancolie effarée et souffrante.
Il m’arriva de croire que cette voix appartenait
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