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L'armée perdue

L'armée perdue

Titel: L'armée perdue Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Valerio Manfredi
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convoyer des marchandises de toutes sortes, des pays de l’Asie intérieure jusqu’à la mer et aux villes portuaires où on les embarquerait vers d’autres destinations. La ville portait un nom qui signifiait justement « gué », elle abritait des Phéniciens qui en avaient fait leur avant-poste vers l’intérieur.
    « Tu vois cette eau ? dit Xéno en s’approchant. Tu vois comme elle coule vite ? Dans deux jours au maximum, elle s’engouffrera sous les ponts de Babylone. Nous autres mettrons encore un mois pour y parvenir. L’eau ne dort pas, elle voyage aussi la nuit, elle ne craint pas les obstacles, rien ne peut l’arrêter jusqu’à ce qu’elle atteigne la mer, sa destination ultime. »
    Oui, la mer. « Pourquoi tous les fleuves vont-ils à la mer ? interrogeai-je.
    — C’est simple. Les fleuves naissent en hauteur, sur les montagnes, alors que la mer est en bas, dans les creux de la terre qui se remplissent ainsi.
    — Il suffit donc de suivre un cours d’eau, n’importe quel cours d’eau pour arriver à la mer ?
    — Oui. Il est impossible de se tromper. »
    Pour une mystérieuse raison, les propos de Xéno s’ancrèrent dans mon esprit. Il est possible que certaines de nos phrases soient involontairement prophétiques, d’une façon ou d’une autre, ainsi que le sont, dit-on, les oracles.
    « Xéno, puis-je te poser une autre question ?
    — Oui, si c’est la dernière. Nous devons nous préparer à guéer le fleuve.
    — Et la mer ? N’y en a-t-il qu’une, ou plusieurs qui communiquent entre elles à l’instar de bassins clos ?
    — Elles communiquent avec le fleuve Océan qui entoure la terre.
    — Toutes ?
    — J’avais dit une seule question. Oui, toutes. »
    J’aurais aimé lui demander comment il le savait, mais j’avais déjà posé une question de trop.
    Du haut de la colline, nous assistâmes à la traversée du fleuve : il était particulièrement bas, bien qu’on fût au printemps, et l’armée n’eut aucune difficulté à atteindre la rive opposée, guidée par un groupe d’éclaireurs à cheval. Une fois encore, elle ne rencontra aucune résistance de l’autre côté. Cela me parut étrange, mais je me gardai bien d’en faire la remarque.
    C’est alors qu’une voix retentit derrière nous, semblant traduire mes pensées : « Ne trouves-tu pas cela bizarre ? Pas de résistance ici non plus. Le général Abrocomas ne se bat pas, il s’évanouit. »
    Xéno se retourna et se trouva nez à nez avec Sophos, survenu à l’improviste au campement près de Tarse.
    « Non, je ne trouve pas cela bizarre. Abrocomas n’a pas le courage d’affronter Cyrus, voilà tout.
    — Tu sais très bien que c’est faux. » Puis Sophos poussa son cheval vers la pente qui menait au gué.
    Nous poursuivîmes notre voyage en direction du sud. Le passage était plat et uniforme mais, quand l’énorme sphère rouge du soleil se couchait, ce territoire vide, aride et abandonné se transformait. La steppe, qui évoquait le jour une lande brûlée et éblouissante, se parait de mille reflets précieux et changeants. Des herbes prenaient forme, et les tiges, agitées par le vent du soir, vibraient telles les cordes d’une cithare ; leurs ombres s’étendaient démesurément au fur et à mesure que le soleil se rapprochait de l’horizon, avant de disparaître en un clin d’œil.
    Plus nous nous éloignions de mon groupe de villages, plus je me sentais en proie à un étrange vertige, à la peur du vide. Au cours de ces instants, je cherchais Xéno, le seul être connu au milieu des milliers et des milliers d’individus qui défilaient sous mon regard. Mais il était comme la steppe : aride et sec le jour, plus ou moins semblable aux autres. Au reste, il ne pouvait en être autrement : dans cette armée, tout Grec manifestant des attentions à l’égard d’une femme à la lumière du jour eût attiré les moqueries de ses camarades.
    Cependant, lorsque le soleil se couchait, que la nuit tombait et que l’immense steppe s’animait d’ombres fuyantes, de bruissements d’ailes invisibles, quand une étrange sérénité semblait s’abattre sur le campement et que, autour des bivouacs, les hommes conversaient en des dizaines de dialectes différents, Xéno changeait, lui aussi. Il me pressait la main dans le noir, m’effleurait les cheveux d’une caresse, ou les lèvres d’un baiser léger.
    Pendant ces instants-là, je ne regrettai jamais

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