L'armée perdue
cheval. Trois hommes proposèrent leurs services, deux Achéens et un Arcadien, et Xéno leur exposa son plan. Il traçait des signes sur la poussière et plaçait des cailloux à une certaine distance les uns des autres.
Je compris le lendemain à quoi correspondaient ces cailloux : les trois cavaliers étaient censés s’échelonner, le premier commençant la poursuite de l’onagre, le deuxième le relayant quand le cheval du premier aurait épuisé son énergie, le troisième poussant l’animal vers l’endroit où Xéno attendait, à l’abri d’un bosquet de sycomores. Quand l’onagre apparut, Xéno poussa sa monture à toute allure. Il tira une première flèche, qui manqua sa cible car la bête fit un écart soudain et changea de direction. La seconde la toucha, sans l’abattre. Mais ce n’était plus qu’une question de temps.
Éreinté, blessé, l’onagre ralentit sa course et finit par s’immobiliser, à bout de souffle, la tête pendante. Ses antérieurs cédèrent.
À genoux, il attendait le coup de grâce. Xéno s’empara d’un javelot qu’il projeta avec force entre ses omoplates, lui transperçant le cœur. L’animal se renversa sur le côté, ruant quelques instants avant de se raidir. C’était un mâle.
Non loin de là, les femelles observaient la scène avec détachement, et lorsque Xéno saisit son poignard pour écorcher sa proie, elles se remirent à brouter, fouillant parmi les chaumes.
Je fus chagrinée par ce spectacle, par la victoire de la ruse humaine sur un animal généreux qui courait comme le vent en fouettant l’air de sa queue épaisse. J’aurais préféré ne pas assister à cette scène brutale.
Ayant donné une leçon publique de tactique élémentaire et prouvé qu’il était un homme d’action, Xéno devint subitement populaire parmi les soldats. Et quand, le soir, il prépara la viande rôtie de l’onagre pour un vaste cercle d’invités au nombre desquels comptaient Cléarque, Socrate d’Achaïe et Agias d’Arcadie, leurs aides de camp et leurs officiers subalternes, sa popularité crût. Ménon, qui n’avait pas été convié, évita de se montrer aux alentours, contrairement à Sophos, qui survint assez tard.
« Quel goût cette viande a-t-elle ? » demanda-t-il en jetant un regard aux restes du banquet. Puis, sans attendre la réponse, il disparut dans le noir.
Xéno affirma : « Cela ressemble au cerf. » C’était une façon de dire que cette chair avait un goût fort, mais cela n’avait rien d’étonnant, l’animal abattu étant un mâle.
Sophos était plutôt fuyant, et Xéno tentait en vain d’engager la conversation avec lui. Il le surveillait quand il le voyait s’approcher de Cléarque, et feignait de passer près d’eux par hasard, dans l’intention évidente de saisir des bribes de leur discussion – en vain, que je sache.
Pendant la nuit, nous entendîmes les chacals se disputer la carcasse. Nous repartîmes à l’aube. Ce jour-là, quelques femmes s’approchèrent, désireuses de se lier d’amitié avec moi, ou de me connaître. Mais je ne comprenais pas ce qu’elles disaient. Pas encore.
Les collines du Nord ne cessaient de s’éloigner et l’on commençait à distinguer le vert de la végétation qui bordait l’Euphrate.
Le Grand Fleuve.
Nous établîmes le campement sur de modestes hauteurs donnant sur ses rives. Cette nuit-là, assise sur un tronc d’arbre, je contemplai ses eaux qui brillaient à la lumière de la lune. Lorsque je voyais une branche ou un tronc porté par le courant, j’essayais d’imaginer d’où il venait, la distance qu’il avait parcourue. Rares étaient ceux, dans mon village, qui avaient vu l’Euphrate – que nous appelions dans notre langue Purattu –, et ceux qui l’avaient vu en exagéraient les dimensions, prétendant qu’il était si large qu’on avait grand-peine à distinguer une rive depuis l’autre.
Le lendemain, la ville qui se dressait sur le gué apparut à la lumière du soleil. C’était le seul endroit où l’on pouvait traverser le fleuve à cette hauteur, et toutes les caravanes s’y pressaient. Il y avait aussi des bacs, mais les propriétaires de grands animaux, chevaux, mulets, ânes, chameaux, passaient à gué. Il régnait un désordre incroyable : usages, langues, couleurs, cris, bagarres et querelles produisaient une confusion bruyante et dissonante. Les hommes qui se trouvaient là avaient parcouru des montagnes et des déserts pour
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