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L'armée perdue

L'armée perdue

Titel: L'armée perdue Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Valerio Manfredi
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et le mien se posèrent sur un point, exactement au centre de notre champ de vision. Il y avait là une silhouette dont l’immobilité paraissait irréelle. Mon compagnon grimaça, lui qui était toujours impassible, et s’achemina aussitôt dans cette direction en tenant son cheval par les rênes. Je lui emboîtai le pas sur la terre glissante, imprégnée de sang, dans une atmosphère fétide, répugnante.
    C’était Cyrus.
    Son corps nu était empalé sur un pieu qui ressortait dans le dos. Sa tête, presque détachée, pendait sur sa poitrine. Je poussai un cri d’horreur et de désespoir, pensant que Xéno avait péri lui aussi, qu’il gisait parmi les innombrables cadavres.
    Sophos se retourna et m’ordonna : « Tais-toi ! »
    Il ne voulait pas m’humilier : il avait entendu du bruit du côté de l’Euphrate. Des hommes avançaient… en chantant !
    « Ce sont les nôtres, dit-il.
    — Les nôtres ? Comment est-ce possible ?
    — Ils ont poursuivi l’aile gauche de l’ennemi pendant toute la journée et ils rentrent à présent. Ménon se trouvait en avant-garde. Ton cher Xénophon est sûrement parmi eux… s’il est encore en vie.
    — Pourquoi chantent-ils ? »
    Maintenant, on voyait un nuage rouge s’élever près du fleuve.
    « Ils chantent le péan. Ils croient avoir gagné. »
    Nous attendîmes sans bouger près du cadavre de Cyrus. Bientôt, les officiers qui chevauchaient en tête l’aperçurent et se précipitèrent vers nous : Cléarque, Socrate, Agias, Proxène. Xéno les rejoignit un peu plus tard, méconnaissable sous la couche de sang et de poussière qui recouvrait ses vêtements et ses armes. Je réprimai à grand-peine le désir de me jeter dans ses bras et me contentai de croiser son regard qui exprimait les mêmes sentiments que les miens. Peu après survint Ménon, à la tête de ses cavaliers thessaliens. J’ignore s’il perçut ma gratitude quand nos yeux se croisèrent.
    Le visage de pierre, Cléarque interrogea : « Que s’est-il passé ?
    — Et où est Ariée ? » demanda Proxène.
    Sophos indiqua une tache sombre à une demi-parasange vers le nord : « Là-bas, je crois. Avec les siens. À l’heure qu’il est, l’infâme doit certainement traiter avec Artaxerxès. »
    Cléarque montra le corps de Cyrus. « Et lui ? »
    Sophos lui répondit par une autre question : « Que voulait-il lorsqu’il t’a rejoint ?
    — Il voulait que j’abandonne la rive de l’Euphrate pour me lancer contre le centre des ennemis, car le Grand Roi se tenait là.
    — Pourquoi as-tu refusé ?
    — C’eût été un suicide. L’ennemi nous dépassait des deux tiers, au-delà de notre gauche. Si j’avais quitté l’Euphrate, il nous aurait encerclés là aussi.
    — C’eût été la fin.
    — Oui.
    — Et comment appelles-tu ça ? répliqua Sophos d’un ton sarcastique en indiquant le champ du massacre. Cyrus savait qu’il était en infériorité numérique, une infériorité écrasante, mais il disposait d’une arme absolue, à laquelle il se fiait aveuglement : tes soldats. Si tu lui avais obéi, tu aurais enfoncé le centre et balayé le Roi. »
    Vexé, Cléarque rétorqua : « Dans de telles situations, je ne prends mes ordres que de Sparte.
    — C’est moi, Sparte », répondit Sophos, avant de s’éloigner.
    Pendant ce temps, le chant des soldats de Cléarque mourait au fur et à mesure qu’ils approchaient et mesuraient l’amère réalité. Ils croyaient avoir gagné.
    Ils avaient perdu.

9
    Le soleil se couchait quand deux cavaliers arrivèrent au grand galop. Je les vis ce jour-là pour la première fois : plus tard, je ferais leur connaissance et, ayant appris leur langue, serais capable de prononcer leurs noms. Agasias de Stymphale et Lykios de Syracuse.
    Hors d’haleine, ils sautèrent à terre et se présentèrent à Cléarque.
    « Général ! s’exclama Agasias. Par chance, vous avez rebroussé chemin. Nous avions perdu vos traces. L’armée d’Artaxerxès campe à trente stades d’ici. Nous sommes restés avec Ariée, aux côtés de qui nous nous trouvions avec notre régiment. Nous avons résisté et conservé nos bagages. Des Asiatiques se sont réfugiés dans nos rangs.
    — C’est vrai, confirma Lykios. Il y avait également parmi nous deux filles appartenant au harem de Cyrus. En particulier une magnifique Phocéenne. Tu aurais dû voir la scène : à l’arrivée des Perses, elle a jailli, toute nue,

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