L'armée perdue
ondoyèrent, et Cléarque lança le cri de guerre :
Alalalaï !
Personne ne pouvait résister aux capes rouges. La phalange chargea telle une avalanche, brisa en deux le front ennemi et s’enfonça dans la brèche. Elle emporta l’aile gauche des Perses, l’isola du reste de l’armée et poursuivit son chemin. La poussière les masqua et je les perdis de vue.
Mais des groupes de cavaliers perses jaillissaient de toutes parts, se rapprochant du pied de ma colline. Effrayée, je quittai mon chariot, trop exposé, et m’abritai derrière quelques palmiers.
Tant que Cyrus et ses troupes choisies se battirent, le gros des Asiatiques d’Ariée tint bon. De temps à autre, je tournai les yeux vers le soleil, qui paraissait cloué dans la blanche cavité du ciel, tel un bouclier brûlant. Le fracas de la gigantesque bataille parvenait, atténué, à mes oreilles : seuls quelques cris aigus de terreur ou de souffrance perçaient l’air saturé de poussière, de sang et de sueur. Le vent changeant m’apportait aussi les hennissements des chevaux et le ferraillement des chars.
Puis la lumière du soleil rougit et il se produisit au centre de l’alignement un événement qui m’échappa, la scène étant enveloppée dans la brume. Dès cet instant, l’armée de Cyrus commença à céder et à virer.
Je crus voir, sur la rive de l’Euphrate, un groupe de nos cavaliers et, au milieu d’eux, la cape ocre de Xéno. Je dévalai la pente. Un geste inconsidéré. Des cavaliers perses qui s’étaient insinués dans les rangs d’Ariée me remarquèrent et dirigèrent leurs montures vers moi.
Je rebroussai aussitôt chemin et tentai de regagner le sommet de la colline, afin de m’abriter dans le cercle des chariots. Une entreprise impossible. Je me jetai au sol et me couvris la tête de mes mains.
Des instants interminables s’écoulèrent.
Soudain, un corps tomba sur moi et du sang imprégna ma tunique. Je criai de terreur et essayai de me dégager. On avait transpercé un de mes poursuivants d’un coup de javelot.
Ménon !
Je m’en souviens encore comme si c’était hier. Je concentrai si fort mon regard sur sa silhouette que j’eus l’impression qu’il se soulevait de terre dans un espace distinct de ma personne et du reste du monde. Puis le charme se brisa. Il lança un autre javelot, et un second cavalier chut. Il brandit son épée. Les membres de son cheval cabré séparèrent ses adversaires, que Ménon frappa l’un après l’autre avec une précision et une puissance extraordinaires. Après quoi, il ôta son casque, m’attrapa par le bras et me hissa sur sa monture, avant de se diriger vers un bosquet de tamaris, loin du champ de bataille et du cercle des chariots. Il me déposa au sol, me sourit un instant de ses dents éclatantes de loup, un sourire moqueur, énigmatique. Puis il repartit secourir les siens, encerclés. Il se battait comme un lion enragé, mais il était isolé : où étaient les autres ? Pourquoi ne venaient-ils pas à la rescousse ?
Un seul homme se présenta, brandissant une lance dans une main, une épée dans l’autre, dirigeant sa monture à la seule force de ses jambes, puissant, massif, irrésistible : Sophos !
Il transperça d’un coup de lance le général ennemi puis se jeta dans la mêlée, telle une furie, frappant de tous côtés avec une puissance épouvantable. Alors Ménon et ses hommes contre-attaquèrent, ils balayèrent leurs adversaires et se ruèrent vers la plaine, au sud, peut-être dans le but de rejoindre l’armée de Cléarque.
Sophos resta sur place.
Il nettoya son épée dans le sable, la rengaina et s’assit sur un rocher, puis se mit à fixer le vide. Il semblait vouloir abandonner le combat, on aurait dit que cela ne l’intéressait pas. Mais il observait la bataille qui s’achevait.
Un moment encore on entendit les cris et le vacarme, puis ils s’atténuèrent avec le couchant pour cesser définitivement.
Alors Sophos m’invita à gagner le sommet de la colline. Je le suivis. Le spectacle que nous découvrîmes me pétrifia d’horreur. Des cadavres d’hommes et de chevaux jonchaient le sol sur une immense distance. De nombreux animaux blessés ou estropiés se traînaient péniblement en soufflant de leurs naseaux ensanglantés. Au fond, on distinguait la poussière que soulevait l’armée en déroute.
Des êtres humains méconnaissables erraient en chancelant au milieu de ce carnage. Soudain, le regard de Sophos
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