L'armée perdue
Cléarque occupait l’aile droite avec les siens et menait lui-même le premier régiment : les capes rouges.
Xéno se détacha de la multitude et se dirigea vers lui. Pendant quelques instants, il fut seul au milieu de la plaine, resplendissant sur son étalon gris. Dans quel état serait-il une fois le soir venu ? Mon cœur se serra à cette pensée. Il galopait, virevoltait, puis il immobilisa son étalon devant le général en chef.
Des images horribles défilèrent devant mes yeux, se superposant à celle de ce jeune cavalier étincelant : je l’imaginai étendu au sol, transpercé en plein cœur par une flèche, ou fuyant à pied, poursuivi par des ennemis à cheval qui finissaient par l’achever. J’aurais voulu crier, je comprenais que le point de non-retour était arrivé.
Les deux armées allaient s’affronter : c’était le moment où la Chéra de mort se faufilait entre les rangées de soldats, choisissant ses victimes.
De la hauteur où je me trouvais, on pouvait constater que l’armée ennemie dépassait de beaucoup la nôtre sur la gauche : nul doute, elle tenterait à cet endroit une manœuvre enveloppante. Où était Xéno en cet instant précis ? Où était son étalon gris ? Où était-il ? Où ? Où ?
Mon regard le cherchait en vain.
Trois cents pas séparaient désormais les deux alignements. Le centre de l’armée ennemie était au-delà de l’aile gauche des nôtres. C’était là que se tenait Artaxerxès, debout sur son char, brillant comme un astre. On distinguait l’étendard rouge qui l’accompagnait sur le champ de bataille.
Cyrus dépêcha un homme à Cléarque. Il s’ensuivit une discussion brève et animée, au terme de laquelle le messager retourna auprès du prince.
Deux cents pas.
Cyrus abandonna l’alignement et se précipita à toute allure vers Cléarque, à qui il parut donner un ordre. Puis il rebroussa chemin. À en juger par ses mouvements, il était furibond.
Voyant ce qui se passait à l’arrière de l’armée d’Artaxerxès, je me demandais pourquoi Cyrus ne se trouvait pas à ma place. De là, il aurait eu tout loisir de déplacer ses régiments, comme des pions sur un échiquier. Mais un chef doit montrer qu’il est le plus courageux, le premier à affronter le danger, je le savais.
L’escadron de chars à faux avançait dans un nuage de poussière, dissimulé par les lignes de l’aile droite et de l’aile gauche. Ils allaient se ruer sur les hommes de Cléarque, sur Xéno ! Comment résisteraient-ils à des engins aussi épouvantables ? Je criai de toutes mes forces : « Attention à droite ! » En vain : qui pouvait m’entendre ?
Cent pas.
Un vacarme.
Les lignes d’infanterie perse s’ouvrirent soudain, laissant passer les chars qui fondirent en une charge furieuse sur les capes rouges.
C’est alors que Cyrus s’élança avec ses gardes dans la direction opposée, traversant tout le champ de bataille en diagonale. Ils piquèrent au centre de l’alignement ennemi. Cyrus cherchait Artaxerxès ! Les deux frères l’un contre l’autre !
Cléarque fit sonner les trompes : les lanceurs de javelots et les attaquants thraces se précipitèrent vers les chars, projetant leurs dards sur les auriges. Transpercés, certains tombèrent, et leurs chars sans conducteurs se renversèrent en un enchevêtrement monstrueux d’éclats, de fragments métalliques, de membres humains et animaux.
D’autres attaquants bondirent sur les caisses et engagèrent des duels mortels avec les auriges et les essédaires. Les chars qui réussirent à se frayer un chemin poursuivirent leur folle course, mais les trompettes retentirent une nouvelle fois, et les rangées de l’infanterie grecque s’écartèrent devant eux. Les archers de l’arrière attendirent qu’ils eussent traversé tout l’alignement puis transpercèrent par le dos les conducteurs, dont les véhicules se perdirent dans le vide du désert.
Cinquante pas.
De nouveau Cléarque fit sonner les trompettes.
Pendant ce temps, l’escadron de Cyrus s’abattait avec une terrible violence sur la garde impériale des Immortels, les défenseurs du Grand Roi.
On entendit des flûtes du côté des capes rouges. Celles-ci s’ébranlèrent et se dirigèrent, tête baissée et en silence, vers leurs ennemis, véritable horde hurlante.
Toute l’armée marcha du même pas, que rythmaient les flûtes et les tambours.
Les Asiatiques d’Artaxerxès ralentirent, leurs rangs
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