L'armée perdue
du pavillon du prince et s’est précipitée vers nous, suivie d’un essaim de Barbares. Nous l’avons encouragée, comme au stade. Nous avons ouvert nos rangs et l’avons accueillie parmi nous. Devant nos boucliers dressés, les Barbares sont repartis.
— Je me moque de cette fille, dit Cléarque, les sourcils froncés. Que fabrique Ariée ?
— Il a fait retraite, répondit Lykios. Il a abandonné son campement et s’est caché dans le désert. Si tu veux, nous pouvons le rejoindre demain. Je sais où il est.
— Y a-t-il des nôtres avec lui ?
— Un bataillon. Nous l’avons laissé de garde.
— Vous avez eu raison. Et le Roi ?
— Il s’en est allé. Un de ses généraux campe dans la région. Je crois qu’il s’agit de Tissapherne. Quels sont tes ordres, général ?
— Le soir approche. Nous autres allons passer la nuit ici. Vous, retournez sur vos pas avant qu’il fasse noir. Doublez les sentinelles, ouvrez bien les yeux, envoyez des cavaliers en patrouille si vous en avez. Nous vous retrouverons demain et déciderons de la marche à suivre. Surveillez Ariée. Je n’ai aucune confiance en ce Barbare.
— Très bien. Bonne chance, général ! »
Les deux hommes montèrent à cheval et disparurent en l’espace de quelques instants. Quant à nous, nous installâmes le campement pour la nuit.
En vérité, nous n’avions ni tentes, ni couches, ni couvertures. Nous n’avions ni nourriture ni eau. Épuisés, les guerriers s’allongèrent à même le sol. Les hommes valides soignaient les blessés en leur préparant des bandages de fortune. Ils s’étaient battus pendant des heures, avaient parcouru des dizaines et des dizaines de stades, et ils ne disposaient que de leur cape et de la terre nue pour dormir.
Nous avions du blé et des olives salées dans notre chariot, mais l’obscurité m’empêcha de dénicher la clef du garde-manger et je ne pus emporter qu’une outre d’eau. Je me rappelai alors que j’avais remarqué dans les environs des plantes familières : certaines dissimulaient des tubercules sous terre, d’autres possédaient des feuilles au goût salé. Je déterrai un certain nombre de racines comestibles et cueillis des feuilles, que j’apportai à Xéno. Ce fut un bien maigre repas, mais il trompa notre faim. Puis je m’étendis sous sa cape avec lui. Nous avions beau être en proie au danger, j’étais infiniment heureuse de sentir sa présence à mes côtés. J’avais vécu toute la journée dans la crainte de trouver son cadavre à la nuit tombée, et voilà que son corps chaud reposait contre moi. C’était un miracle, un prodige, et je remerciais les dieux tout en le couvrant de baisers, en m’agrippant à lui, en caressant ses cheveux pleins de poussière.
« Je pensais ne plus te revoir, murmura-t-il à mon oreille.
— Moi non plus. Que de morts, que d’horreurs !
— C’est la guerre, Abira. C’est la guerre. Ça a toujours été comme ça, et cela le sera toujours. Et maintenant dors… dors. »
Aujourd’hui encore, j’ai du mal à le croire. Dix mille hommes gisaient autour de nous, épuisés, blessés, affamés ; une armée ennemie aguerrie et nombreuse bivouaquait non loin de là ; au campement, nos compagnons couraient un danger mortel et veillaient, ne pouvant se fier à Ariée. Malgré tout, ce fut la plus belle nuit de ma vie. Je ne pensais pas au lendemain ; mieux, la pensée qu’il n’y aurait peut-être pas de lendemain me permit de vivre ces quelques heures avec une intensité que je n’avais jamais éprouvée et que je n’éprouverais peut-être jamais plus.
Cette nuit-là, je compris ce que signifie aimer de tout son être, ne faire qu’un avec l’homme qu’on chérit, unir sa chaleur à la sienne, sentir son propre cœur et le sien battre à l’unisson, n’avoir qu’un seul désir : que les instants se prolongent à l’infini. Et de fait, dans de telles conditions, le temps se dilate et chaque instant prend la valeur de plusieurs années.
Je pensai à mes amies, qui dormaient dans leurs lits chauds et propres à l’intérieur de maisons à l’odeur de chaux, mais je ne les enviais pas, pas plus que je ne les envie aujourd’hui qu’elles sont mères de famille, alors que je suis seule. Je ne les envie pas, car j’ai fait l’amour avec la terre pour couche et le ciel pour toit, et chaque baiser, chaque souffle, chaque battement de cœur m’a propulsée haut dans le ciel, au-dessus du
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