L'armée perdue
partie, répondit l’homme d’un ton sec. Allons-y. »
Xéno le suivit et je l’attendis, assise par terre, près de Halys, son cheval, de son domestique, de son chariot et de son bagage. Il possédait une petite fortune et mieux valait la surveiller, étant donné la situation critique.
Leur entretien se prolongea une bonne partie de l’après-midi. Je les vis revenir et s’arrêter à une vingtaine de pas de moi. Puis Sophos gagna sa tente et Xéno me rejoignit.
« Prépare-toi, dit-il. Nous devons partir à la tombée de la nuit.
— Et où allons-nous ?
— Retrouver les autres, après quoi nous verrons… Reste-t-il de quoi manger ?
— Oui, je peux préparer une fougasse, il y a des olives au sel et un peu de vin.
— Très bien. Dînons tôt, car nous partirons ensuite. »
En vérité, il y avait d’autres vivres à bord du chariot, mais si je l’avais révélé à Xéno il aurait invité à dîner Socrate, Agias ou Glous, ou les trois à la fois, et je ne voulais pas risquer de manquer de provisions, ne sachant quand il serait possible de nous ravitailler.
Ma fougasse dégageait un parfum appétissant et Xéno n’eut pas besoin de me dire de la partager : j’en offris de mon propre chef à nos voisins, des garçons de vingt ans qui s’étaient battus comme des lions.
Privé de tout appui lui permettant d’écrire, Xéno se montra plus enclin à converser, surtout après que je lui eus versé un peu de vin doux.
« Nous courons un grave danger, n’est-ce pas ?
— Oui, répondit-il.
— Il y a une chose qui m’échappe. Le Roi possède une armée mille fois plus nombreuse que la nôtre. Pourquoi ne nous a-t-il pas attaqués ?
— Il a peur.
— De quoi ?
— Des guerriers à cape rouge. Ils sont considérés comme invincibles. Il y a quatre-vingts ans, un roi de Sparte dénommé Léonidas bloqua les Portes ardentes, un défilé en Grèce centrale, avec trois cents soldats et repoussa pendant des jours et des jours une armée perse cent fois plus nombreuse. Les hommes dont je parle appartiennent à cette lignée de guerriers. Hier, ils ont balayé l’aile gauche perse qui était cinq fois plus importante qu’eux. Ils sont une légende vivante. La seule vue de leurs armes insuffle la terreur. Cyrus était persuadé que ce petit contingent suffirait à vaincre son frère, le souverain le plus puissant de la Terre. Et il ne se trompait pas. Si Cléarque avait attaqué au centre, ainsi qu’il le lui avait ordonné, nous serions à présent dans une situation bien différente.
— Au lieu de ça, nous sommes bien embêtés. Qu’allons-nous faire ?
— Nous allons rejoindre les autres et nous chercherons une solution. »
Je lui versai encore un peu de vin pour me faire pardonner mon insistance.
« Xéno, penses-tu qu’il existe une issue ? »
Il baissa la tête. « Je l’ignore. Nous sommes au cœur de l’empire du Grand Roi. Certes, il nous craint, mais il sait que si nous retournons chez nous le monde apprendra qu’une poignée de mercenaires est parvenue à atteindre sans coup férir sa capitale, ou presque. Sais-tu ce que cela signifie ?
— Oui. Un jour, un homme pourrait avoir le courage et la capacité de réitérer cette entreprise et de la mener à terme. Conquérir l’Empire perse.
— C’est cela. Veux-tu que je te dise une chose ? Si tu étais un homme, tu pourrais devenir le conseiller d’un personnage important.
— Je n’ai pas envie de devenir le conseiller de qui que ce soit. Je veux rester auprès de toi, si tu le souhaites… tant que tu le souhaiteras.
— Tu peux en être certaine. Mais sache que tu unis ton destin à celui d’un exilé, d’un homme privé de maison, de richesses, d’avenir. Privé de tout. »
Je m’apprêtais à répondre quand les trompettes sonnèrent. Xéno bondit sur ses pieds et empoigna ses armes.
À la deuxième sonnerie, les hommes formèrent les rangs. À la troisième, ils se mirent en marche. La nuit tombait sur le désert.
10
Les soldats parcoururent en silence environ trente stades dans le noir, attentifs au moindre bruit suspect. Cléarque et ses officiers savaient que, en s’ébranlant, ils avaient violé la trêve et qu’ils se trouvaient donc en guerre avec le Grand Roi. Ils s’efforçaient aussi de deviner où le souverain était et les projets qu’il méditait.
Je pensais, quant à moi, qu’il était déjà reparti. Ayant remporté la bataille, ayant vaincu et
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