L'armée perdue
tué son frère, il n’entendait sans doute pas perdre du temps à affronter un petit contingent de mercenaires coincé entre le Tigre et l’Euphrate.
Assise dans le chariot, je balayais les environs du regard, scrutais dans l’obscurité les silhouettes des soldats qui cheminaient, appesantis par leur armure et les terribles efforts qu’ils avaient affrontés au cours des deux jours précédents. Affamés, ils n’auraient certes pu résister à une attaque massive. Tout se jouait dans le bref espace qui les séparait du campement d’Ariée. Par chance, ils l’atteignirent sans encombre.
J’observais également Xéno, qui avançait à cheval non loin de moi sans manifester la moindre crainte. Il était persuadé que la légende des capes rouges suffisait à tenir nos ennemis à distance. Peut-être avait-il raison. Par la suite il me révéla une information importante : les Perses n’attaquent jamais de nuit, ils entravent leurs chevaux et leur ôtent leur harnachement jusqu’à l’aube. Sans doute l’avait-il lu dans un ouvrage et en eut-il la confirmation pendant l’expédition.
Nous arrivâmes à destination vers minuit. Nos généraux s’entretinrent aussitôt avec les officiers asiatiques. Pour la seconde fois, Xéno fut admis à cette réunion. Il se retrouva nez à nez avec Ménon de Thessalie, qui avait attendu là. Ils se saluèrent d’un signe de tête. Quant à moi, j’errai à travers le campement du bataillon d’Agasias et de Glous qui avait affronté la bataille aux côtés des Asiatiques. Des feux s’éteignaient çà et là, tandis que quelques lampes s’allumaient.
Soudain, je remarquai un groupe de soldats dont le regard était rivé sur une tente. En m’avançant, j’en compris la raison : une lampe allumée à l’intérieur projetait sur la toile la silhouette d’une magnifique fille nue en train de se laver.
« Il n’y a rien à voir ! Allez-vous-en ! » m’exclamai-je, devinant ce qui allait se produire. Mais les guerriers ne prêtèrent pas attention à mes cris ; pis, ils s’approchèrent du petit pavillon en ricanant. Puis ils s’immobilisèrent et, après s’être consultés, se dispersèrent. Sans doute mon ton autoritaire les avait-il dissuadés de commettre une bêtise.
Je m’approchai et dis à l’intention de l’occupante du pavillon : « Si tu n’éteins pas, tu pourrais recevoir des visites indésirables et certainement désagréables.
— Qui es-tu ? Que veux-tu ? répondit une femme, apparemment inquiétée par mon accent.
— Je voulais juste t’avertir qu’on voit de l’extérieur que tu es nue. Des soldats se rassemblaient pour savourer ce spectacle. Tu peux sans doute imaginer ce qui serait arrivé sans mon intervention.
— Je m’habille tout de suite.
— Puis-je entrer ?
— Bien sûr. »
J’entrai et découvris l’une des plus belles créatures que j’eusse jamais vues, peut-être la plus belle. Blonde, elle avait les yeux de la couleur de l’ambre et le corps d’une déesse, une peau douce, sans doute nourrie par de précieux onguents et digne de caresses aristocratiques.
« Tu es certainement la fille qui s’est enfuie toute nue à l’arrivée des Perses », déclarai-je.
Elle sourit. « Comment le sais-tu ?
— Je l’ai entendu raconter, et la vue de ton ombre projetée sur la tente m’a ramené cet épisode à l’esprit.
— Et toi, qui es-tu ?
— Je m’appelle Abira. Je suis syrienne.
— Tu es une esclave ?
— Non, je suis libre, j’ai suivi de mon propre chef un membre de cette expédition.
— Tu es tombée amoureuse ? demanda la fille, l’air curieux.
— Cela te semble étrange ?
— Tu es tombée amoureuse. Assieds-toi. J’ai de quoi manger. Tu dois être affamée. »
De toute évidence, elle avait besoin de compagnie, et en particulier de compagnie féminine. Se trouver au milieu d’un campement, parmi des dizaines de milliers de jeunes gens violents dont nombre d’entre eux l’avaient vue complètement nue ne devait pas être confortable. Elle ouvrit un coffre et m’offrit un morceau de pain accompagné d’une tranche de fromage de chèvre.
Je la remerciai. « Tu es extrêmement belle. Tu devais être l’amie d’un homme important… »
Elle baissa la tête. « Tu es une bonne observatrice et tu comprends les choses.
— Peut-être même du plus important. »
La fille acquiesça.
« Cyrus ? »
Un instant, ses yeux s’embuèrent.
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