L'Art Médiéval
ou ignorant la forme
d’un monde pauvre en sollicitations visuelles, l’Arabe eut le temps
de poursuivre, de combiner, de varier, de multiplier l’arabesque.
Les rosaces entrelacées, les ornements polygonaux, les inscriptions
stylisées, tous les motifs ornementaux sortis d’une imagination
vague et subtile tout ensemble où l’extase, le doute, la sérénité,
la détresse s’exprimaient par l’obliquité, la verticalité,
l’ondoiement, les détours, l’horizontalité des lignes, tous les
motifs ornementaux correspondant à l’ensemble obscur et complexe
des sentiments humains, arrivèrent à s’entremêler, à se superposer,
à se juxtaposer en carrés, en cercles, en bandes, en ovales, en
éventails, passant sans effort apparent, comme l’âme elle-même, de
l’exaltation à la dépression et de la rêverie à la logique, des
formes rectangulaires aux formes arrondies et de la fantaisie des
courbes indociles aux rigueurs absolues des figures géométriques.
Tout ce qui s’écartait des murs, les minbars, les rampes, les
clôtures, se brodait de lignes entrecroisées, s’ajourait comme des
dentelles, la pierre, le plâtre, le bois marqueté, les plaques de
bronze, d’argent, d’or ciselé… On eût dit qu’un immense réseau de
tapis et de broderies tendait les murs, recouvrait les arcades,
divisait le jour des fenêtres, parfois tombait sur les coupoles,
sur les minarets à étages où les entrelacs et les arabesques se
compliquaient de plus en plus. C’étaient des féeries suspendues,
des toiles d’araignées scintillantes dans le grand jardin de
l’espace, de la poussière et du soleil.
L’arabesque avait eu son heure de vie
concrète. L’ornement géométrique auquel elle devait aboutir ne naît
jamais spontanément, il réalise dans le cerveau des artistes la
stylisation dernière d’un motif naturel, comme la formule
mathématique est pour le savant le langage où doit en fin de compte
entrer pour s’immobiliser une vérité d’expérience. L’arabesque
était née de l’enroulement de fleurs et de feuilles apparu pour la
première fois autour des arcades de la vieille mosquée
d’Ibn-Touloun, au Caire, quand, la conquête terminée, l’imagination
arabe moins tendue eut le loisir de se compliquer et de se vouloir
plus subtile. Elle se fit beaucoup plus rare dès que le
XIV e siècle eut fixé la loi décorative. Et ce passage
progressif de la ligne vivante à la ligne idéographique, de la
ligne idéographique à la ligne géométrique définit rigoureusement
le sens spirituel de cet art. Quand le polygone régulier fit son
apparition dans le répertoire ornemental, les géomètres arabes
essayèrent d’en dégager quelques principes généraux qui permirent
d’étendre à toute la décoration le système polygonal. L’art arabe,
dès lors, devint une science exacte [23] , et
permit d’enfermer la rêverie mystique dans le langage rigoureux de
l’abstraction tout à fait nue.
Le spiritualisme arabe, né du désert où il n’y
a pas de formes, où l’étendue seule règne, ne commence et ne finit
pas, trouvait ici son expression suprême. L’arabesque, elle aussi,
n’a ni commencement ni fin. Le regard ne peut pas s’arrêter sur
elle. C’est comme ces voix du silence que nous entendons pour les
suivre dans leur ronde interminable quand nous n’écoutons qu’en
nous et que nos sentiments et nos idées s’enchevêtrent confusément
dans la volupté somnolente d’une conscience fermée aux impressions
du monde. Si la rêverie veut aboutir, si l’abstraction métaphysique
cherche à se préciser, elle ne peut trouver d’autre langage, étant
restée hors de la vie, que l’abstraction mathématique qui force
l’esprit à se mouvoir dans un absolu conventionnel.
Il est singulier que le plus précis des
langages que nous parlons, le plus utile aux civilisations
modernes, soit aussi celui qui n’éveille en nous, dès que nous
recherchons le plaisir désintéressé de ses créations abstraites,
que les sentiments les plus imprécis et les plus impossibles à
saisir. Il est singulier que cet instrument d’esprit pur ne serve
qu’aux plus matériels de nos besoins et qu’appliqué à l’exploration
du monde spirituel il soit le plus impuissant de tous à en pénétrer
le mystère. Tout puissant dès qu’il s’agit de savoir ce qu’est la
matière immobile, il est tout à fait inutilisable dès que nous nous
demandons ce qu’est la matière vivante dans
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